Le symbole est puissant : alors que l’enfant du pays Philippe Gilbert concluait son 17e Liège-Bastogne-Liège après une véritable fête dans la Redoute et sur les routes liégeoises, le nouveau chouchou belge Remco Evenepoel (Quick Step-Alpha Vinyl), celui qui a toujours admiré le Remoucastrien comme son idole, s’est offert sa première Doyenne, son rêve ultime, à seulement 22 ans. Au bout d’une offensive aussi étincelante que son prédécesseur : une attaque en solitaire au sommet de la Redoute pour ne jamais quitter la tête de course. Ce premier Monument de Remco restera dans les annales.
Cela fait plus de vingt ans que les observateurs s’interrogent : la côte de la Redoute peut-elle encore être décisive sur Liège-Bastogne-Liège ? Cette pente abrupte de deux kilomètres n’a pas souvent déclenché d’offensive entre favoris ces dernières saisons, laissant les téléspectateurs avec l’infime espoir qu’un jour, ce chemin de campagne à plus de 18% puisse mener à une accélération déterminante pour le spectacle du jour. Le dernier coureur à avoir bouleversé la course sur ce mur remoucastrien ? Le local Joseph Bruyère en 1978, avant d’aller conquérir en solitaire sa deuxième Doyenne. Une éternité.
Alors, quand Remco Evenepoel a attendu le traditionnel virage à gauche au sommet de la Redoute, annonçant en ce jour venteux un changement de direction favorable aux attaquants puissants, pour porter son offensive, personne ne croyait en un bouleversement de l’histoire. Encore un qui tente ? Oui, mais ce coureur a des qualités indéniables pour le contre-la-montre et les fortes pentes. Oui, mais le peloton a été réduit par une chute collective qui a malmené les collectifs annoncés. Oui, mais la course a pris une tournure particulière avec la participation surprise d’un certain Wout van Aert, épouvantail que tous les puncheurs veulent neutraliser avant la descente sur Liège.
Une attaque anachronique
“Dans la Redoute, je voulais mettre une bombe”, résume Remco Evenepoel. L’analogie est toute trouvée. Son attaque explosive mettait à mal tous ceux qui espéraient prendre sa roue. “C’est une de mes montées favorites. Mais avant cela, la course a déjà été très dure et très nerveuse. Le peloton roulait déjà à un gros rythme depuis la première côte du jour. Dans la Redoute, je sentais bien mes jambes, je sentais que c’était le moment où chacun souffrait. Je me suis dit que je devais essayer de faire mal, c’était le plan Et si un groupe revenait, alors on allait tenter de rouler ensemble. J’étais finalement seul, j’ai donc poursuivi mon effort. J’ai regardé mes données de puissance après la course : mon attaque, c’était comme un sprint. C’est dire à quel point on doit rouler pour distancer de tels coureurs”, commente-t-il, après avoir longuement remercié ses équipiers qui “m’ont parfaitement protégé du vent et des problèmes depuis Bastogne”.
L’attaque était dosée. Et la suite était aussi bien préparée. Dans chaque virage, le Brabançon prenait des risques à l’intérieur, relançait dès que l’ascension reprenait, récupérait en position aérodynamique dans les descentes… “Je connais tous les trous de chaque route”, rappelle celui qui a enchaîné les reconnaissances et entraînements dans la région depuis l’hiver dans l’optique de ce jour heureux. “Par exemple, je savais que dans la descente vers le Rosier, où il y a eu la chute collective, je devais faire gaffe et passer au centre car cela pouvait être rapide avec le vent de dos. Je l’avais dit aussi à mon soigneur la semaine dernière. Tous les entraînements réalisés dans cette région l’étaient avec l’objectif de Liège en tête. Je connais moins bien la partie autour de La Roche aux Faucons et à Bastogne. Mais le reste, c’était par cœur. J’avais envoyé un message à mon premier entraîneur ce matin que tous les entraînements qu’on avait fait ensemble, c’était pour ce jour. Que si je gagnais, j’aurais une pensée pour lui. Connaître toutes ces routes, c’était parfait pour moi”, sourit Remco Evenepoel.
“Grâce aux gens qui m’encourageaient”
La victoire n’était évidemment pas acquise au bout de cette simple attaque. Encore fallait-il conserver une avance suffisante dans la côte de la Roche-aux-Faucons face à une meute de favoris reconnus pour leur explosivité, avec en prime des équipiers encore nombreux pour ce final. “C’était compliqué avec le vent de face. C’était encore plus dur dans la deuxième partie de la côte de la Roche-aux-Faucons. C’est grâce aux gens qui m’encourageaient et scandaient mon nom sur le bord de la route que j’ai continué à pousser”, explique Evenepoel, en pleine euphorie dans ce passage délicat. “Quand tu sens que le plan va se réaliser, ça te donne le moral pour continuer à pousser au maixmum. C’est ce qui m’a aidé dans les cinq derniers kilomètres avant la descente. J’ai essayé de me concentrer sur ma puissance pour garder la même vitesse. Sur le plateau, j’ai retrouvé un peu de force pour garder une haute vitesse. Je savais qu’il y avait quelques virages avant la descente et que les poursuivants ne pouvaient pas aller beaucoup plus vite que moi derrière. Et dans les trois derniers kilomètres, je savais que j’avais gagné vu que j’avais encore 40 secondes d’avance. Il fallait juste éviter une crevaison ou une chute”, sourit le leader de Quick Step-Alpha Vinyl, incrédule à la découverte de la ligne d’arrivée au bout du quai des Ardennes, entouré d’une foule exaltée à la découverte de la pépite belge en pole position.
Entouré de ses parents, de sa compagne, du patron de l’équipe Patrick Lefevere, de son directeur sportif Wilfried Peeters, Evenepoel ne pouvait cacher ses larmes de joie. La consécration d’une journée parfaite pour celui qui rêvait depuis ses plus jeunes années sur le vélo d’un succès sur la Doyenne des classiques. “C’est fou, finir tout seul dans ma course préférée avec une minute d’avance, je suis si fier et heureux”, avait-il encore du mal à réaliser. Le soulagement se voulait aussi intense que ces deux dernières saisons, entre la frénésie d’un passage parfait dans le monde professionnel, sa terrible chute dans un ravin au Tour de Lombardie et sa revalidation jusqu’à son retour au plus haut niveau, avec toute la pression inhérente à ses précédents résultats. “Aujourd’hui, j’ai senti que le meilleur Remco était sur le vélo”, se réjouit-il, après être devenu le plus jeune coureur à remporter Liège-Bastogne-Liège depuis le Belge Valère Van Sweevelt en 1968.
“Ces pensées négatives sont loin de moi”
“J’ai dû travailler très dur. Car il faut aussi la tête en plus des jambes et des entraînements à réaliser tous les jours. La saison 2021 a été particulièrement dur physiquement et mentalement. Cela a été compliqué de retourner sur le vélo”, avoue-t-il. “Je me suis reposé avant l’hiver et la préparation pour la saison 2022 a été bonne. J’étais plus tranquille pour démarrer les premières courses de l’année. C’était totalement différent de la saison dernière durant laquelle je n’étais jamais sûr de moi car je ne savais pas si j’étais le Remco que je voulais être. Cela a été bien mieux ces derniers mois. C’est pour ça que je suis bien plus tranquille désormais. Cela a été une période difficile, tout le monde le sait dans mon cercle intime. Parfois, je pleurais sans raison parce que je ne savais pas comment je pouvais revenir à ce que j’étais. Mais ces pensées négatives sont désormais loin de moi”, clame le coureur de 22 ans.
“Je suis plus explosif qu’avant”
Surtout, Evenepoel sent qu’il a évolué en tant que coureur, qu’il n’est plus le rouleur puissant qui enchaîne les kilomètres sur la grosse plaque. “On sait depuis cet hiver que je suis plus explosif qu’avant et que mes capacités sur le contre-la-montre se sont améliorées. Je crois que je l’ai montré ici : je peux désormais attaquer puis garder des hautes données de puissance”, explique Evenepoel. “Au Tour du Pays Basque, j’ai senti que je pouvais faire la différence avec une attaque. Je voulais donc mettre en œuvre une grosse attaque sur cette course aussi. J’ai gagné des muscles plus explosifs après ma chute en Lombardie. Cela m’a permis de devenir un nouveau coureur. On doit désormais essayer de rester à ce niveau : ma deuxième partie de la saison va se concentrer là-dessus avec le Tour de Suisse et la Vuelta comme principaux objectifs”, annonce-t-il d’emblée.
La philosophie reste toutefois celle-ci : prendre du plaisir sur le vélo sans se mettre la pression, comme le rappelle son père Patrick Evenepoel, ancien coureur : “On doit rester calme. Tout le monde parle de grand champion. Ici, il gagnne mais s’il avait fini 4e, ça n’aurait pas été bon. Il a réussi un objectif, il s’est préparé et ça a fonctionné. Mais on veut qu’il s’amuse. Tout le reste, je m’en fous”, lâche-t-il. “Ces deux dernières années ont été difficiles à vivre pour moi et mes proches. Mais quand tout va bien sur le vélo, tout va bien à côté. C’est un équilibre à trouver. Cela vient tout seul”, confie Remco Evenepoel, heureux mais surtout serein.
Un arc-en-ciel au sol
Evenepoel avait évidemment un mot pour ceux qui ont chuté dans la descente vers le col du Rosier, à près de 60 kilomètres du but. Une embardée à plus de 60 km/h qui envoyait son équipier Julian Alaphilippe dans la forêt, rapidement secouru par Romain Bardet (DSM), inquiet de la situation du champion du monde, quelques mètres plus loin. Emmené conscient jusqu’à l’hôpital, Alaphilippe souffre de deux côtes cassées, d’une fracture d’une omoplate et d’un hémopneumothorax. Un drame qui résonnait évidemment chez celui qui a connu près de neuf mois de galère pour remarcher et remonter sur le vélo après sa chute au Tour de Lombardie, voici près de deux ans. “J’espère que tout le monde va bien et que ce n’est pas grave. J’attends encore des nouvelles”.
Hermans : “Je ne savais pas que je sprintais pour la 2e place”
Derrière Evenepoel, les favoris annoncés se sont regardés au sommet de la Roche-aux-Faucons comme c’est souvent le cas sur la Doyenne. La peur de perdre se fait plus forte et dans la lutte pour le podium, le chacun pour soi l’emporte sur la coopération. Ce qui a permis à un spécialiste du cyclo-cross d’obtenir la deuxième place. Mais pas forcément celui que le grand public attendait : Quinten Hermans (Intermarché-Wanty-Gobert) sortait du diable vauvert dans les 100 derniers mètres pour sauter le champion de Belgique Wout van Aert (Jumbo-Visma) sur la ligne. “Je devais absolument être dans la roue de Wout, c’est tout ce que je voulais”, raconte Hermans. “J’étais bien placé, je n’étais pas dans le vent jusqu’à 100 mètres du but, puis j’ai mené une dernière accélération pour lancer mon sprint. J’étais surpris d’avoir la deuxième place à la fin… Parce que je ne savais pas pour quelle place je sprintais vraiment (rires). C’était un peu chaotique, j’avais juste comme information que Remco était devant. Parce qu’au sommet de la Roche-aux-Faucons, j’étais vide, je souffrais juste… Je ne savais pas où j’en étais. Valerio Piva m’a juste dit qu’il revenait et que je devais tenter le sprint, mais je ne savais pas pour quelle place je roulais”.
“J’ai travaillé pour ça”
Hermans avait cette Doyenne en vue depuis bien longtemps. Bien placé dans les vingt premiers dans la Redoute puis la Roche-aux-Faucons, le puncheur belge s’est surpris malgré tout : “J’ai évidemment travaillé pour ça, et même beaucoup ces dernières années. Je sais moi-même que mon moteur est suffisant pour survivre les longues distances. Mais je devais sentir le bon moment, que tout se passe bien, que les jambes répondent le bon jour. Mes données étaient aussi très bonnes. Je sais que mon sprint est bon, surtout après une longue course. C’est ce qui m’a permis de prendre l’avantage”, analyse-t-il. “C’est un grand pas dans ma carrière. C’est ce pourquoi je travaille. Et c’est top d’être récompensé. Je pense juste à toutes les merdes par lesquels je suis passé pour arriver à ce résultat”, ajoute-t-il.
Il offre ainsi à l’équipe Intermarché-Wanty-Gobert son premier podium sur un monument après un incroyable printemps comblé par une victoire sur Gand-Wevelgem et une autre sur le GP de l’Escaut. “Je sais que Quinten va vite, et quand je l’ai vu rentrer au-dessus, je savais qu’on avait une chance de faire podium. Il va chercher la bonne roue pour prendre la deuxième place, c’est parfait”, enchaîne le patron de la formation wallonne Jean-François Bourlart à l’antenne de la RTBF. “Ce dont je suis le plus fier, ce sont des choix qu’on a fait au niveau de notre organisation, des programmations de course, du travail sur la performance. On a planifié avec des objectifs précis, on essaye de respecter ce programme. Les coureurs arrivent comme cela avec de la fraîcheur et un bon pic de forme, comme Hermans aujourd’hui. Cela porte ses fruits”, ajoute-t-il, avec l’espoir que cette série heureuse se poursuive dès le Tour d’Italie avec Biniam Girmay, et le Tour de France avec probablement Hermans, justement.
Van Aert peut aussi gagner la Doyenne
Seul coureur de plus de 70 kilos dans le Top 10 de cette édition particulière de Liège-Bastogne-Liège, le champion de Belgique Wout van Aert (Jumbo-Visma) devait se contenter de la deuxième place du sprint des poursuivants, et de la troisième place au classement final. “Je suis satisfait, il s’agissait pour moi du meilleur résultat possible. Mais Evenepoel était plus fort”, indique le coureur de Herentals, premier homme depuis Adrie Van der Poel en 1986 à enchaîner un podium sur Paris-Roubaix et sur Liège-Bastogne-Liège. “Au sommet de la Redoute, quand Remco a attaqué, je pense que la seule tactique qui pouvait marcher pour moi était d’attendre la Roche-aux-Faucons et espérer atteindre le sommet avec les meilleurs”.
Le champion de Belgique en est toutefois convaincu : “Je pense que c’est possible de gagner Liège-Bastogne-Liège. Je le pensais déjà avant, la course du jour le prouve. Si je suis dans une forme exceptionnelle et dans une situation de course favorable, c’est clairement une course pour moi”, lance celui qui va désormais prendre du repos en prévision du Tour de France, son prochain grand objectif. Au bout d’un printemps particulièrement intense. Et conclu par un podium 100% belge, une première sur la Doyenne depuis 1976.
Résultats de la 108e édition de Liège-Bastogne-Liège (Liège > Liège, 257.1 km) :