Depuis mes premiers écrits sur le cyclisme, en 2005, j’ai vu passer une palanquée de stars en devenir, désignées par une presse sportive en manque de héros comme des futurs Eddy Merckx. Des Cannibales en puissance, capables d’enchaîner les victoires sans sourciller, si talentueux qu’ils déversent leur classe par leur simple présence sur la ligne de départ, si puissants qu’ils peuvent mener des exploits en solitaire tel le géant de Meise. Égaler l’homme aux 525 victoires dans le cyclisme professionnel actuel, dans un calendrier bien moins prolifique, est illusoire. Mais la presse aime désigner ceux qui mèneront une carrière victorieuse sur tous les terrains comme les successeurs du plus grand sportif belge de tous les temps.
Par le passé, Tom Boonen, Edvald Boasson Hagen, Peter Sagan,… sont passés par ces surnoms. Plus récemment, la bataille médiatique se fait entre Remco Evenepoel, avec ses exploits solitaires réalisés dès sa première saison chez les juniors et son passage tout aussi éclair chez les pros, et Tadej Pogacar, déjà vainqueur de deux Tours de France et deux monuments à même pas 23 ans. Comme si les deux hommes avaient les mêmes prédispositions, les mêmes caractéristiques, la même préparation, les mêmes objectifs.
Le débat est sans fin dès qu’on évoque le nouvel Eddy Merckx. Alors, la presse s’en va questionner celui qui serait le plus légitime pour désigner son successeur : Eddy lui-même, toujours suiveur assidu du peloton contemporain. “Pogacar est un coureur d’exception. Si quelqu’un peut me succéder pour l’instant, c’est bien lui. D’ailleurs, on me dit que nous avons des courbes comparables au même âge”, adoube le champion belge dans Le Soir et Sudinfo. La déclaration est limpide et ne laisse aucune place au doute. “Evenepoel est un bon coureur, mais on a peut-être attendu un peu trop de lui, un peu trop tôt. Les journalistes l’ont élevé au rang de monument un peu trop vite, alors que ce garçon doit encore faire ses classes”, ajoute-t-il sur Remco. Les questions émanent évidemment de l’intervieweur, et il est rare quand vous discutez avec ce grand champion qu’il évoque cette comparaison naturellement. Le barnum médiatique est ainsi fait.
Ces questions rappellent surtout et avant tout que le cyclisme est un sport au riche passé qui aime se ressasser son histoire. Une histoire qui a connu quelques hoquets avec des affaires de dopage et de tricherie qui ont miné cette discipline depuis bien longtemps. Cela datait déjà d’Eddy Merckx, le pic a certainement été atteint dans les années 2000. Alors, le cyclisme tente de se rassurer sur les exploits du passé, ceux qui n’ont pas encore souffert de doutes notables. Eddy Merckx lui-même a connu des soucis avec les autorités antidopage, et pourtant, tout le monde quasiment le place au sommet de l’histoire cycliste, sans remise en cause de ses 525 victoires. Et on s’interroge sur ceux qui pourraient faire aussi bien voire mieux. Et sans doute cette fois.
On en est évidemment loin. Et la comparaison ne tient tout simplement pas au fil des années. Les courses n’ont plus rien de commun avec celles des années 60 et 70, le calendrier est plus international et rassemble moins de kermesses et autres critériums venus d’un autre temps, les équipes sont plus dédiées à des leaders multiples, les plus jeunes bénéficient aujourd’hui d’une préparation de professionnel… Tant de différences qui confirment qu’un nouvel Eddy Merckx ne pourra jamais émerger. Eddy était unique, à une période donnée. Tadej est unique, à une période donnée. Et c’est déjà pas mal pour le cyclisme contemporain qui a enchaîné les désillusions ces 30 dernières années. Avec l’espoir que ce nouvel héros annoncé ne soit pas la prolongation de cette désillusion.