Cette onzième étape du Tour de France, la deuxième dans les Alpes, annonçait un sacré chantier dans le peloton. Les montées mythiques du Télégraphe et du Galibier en préparation de la montée quasiment inédite du Granon, escaladé une seule fois dans l’histoire du Tour, voilà qui pouvait semer la zizanie dans un peloton de grimpeurs qui n’avait pas encore eu le temps de se faire la main sur une vraie étape de montagne, à plus de 4 000 mètres de dénivelé. Après une domination quasiment sans partage de Tadej Pogacar (UAE Team Emirates), vainqueur de deux étapes et toujours à l’avant des pavés de Roubaix jusqu’aux pentes vosgiennes, l’équipe Jumbo-Visma comptait bien profiter de ce profil usant pour attaquer le Slovène en jaune, privé en prime de deux coureurs positifs au Covid-19. Deux alliés importants dans la protection d’une première place.
Alors dès le kilomètre 0, les « Abeilles » tentaient un premier vol en piqué. Le maillot vert Wout van Aert sortait dès le drapeau de Christian Prudhomme baissé, avant de voir Christophe Laporte l’accompagner une vingtaine de kilomètres plus loin au bout d’une première partie d’étape déjà lancée à toute allure. L’équipe UAE Team Emirates du maillot jaune restait alors discrète, sans s’inquiéter des deux coureurs connus pour leurs qualités de sprinter plutôt que grimpeur, à l’avant. « C’était difficile de contrôler l’échappée au départ de l’étape. Nous ne sommes plus nombreux, donc c’est compliqué. Finalement, Laporte et Van Aert étaient à l’avant. La Jumbo-Visma a bien joué sur le plan tactique », confirme Pogacar, coincé, avec l’espoir que ces offensives ne préviennent pas d’un assaut plus important dans les prochains pourcentages.
Vingegaard : “Cela faisait quelques mois que nous l’avions en tête”
Les Lacets de Montvernier offraient de belles images aux équipes de télévision, mais ne perturbaient pas un peloton bien compact à l’approche du gros morceau du jour, ces quatre-vingts derniers kilomètres avec le Télégraphe, le Galibier et le Granon. Trois cols dont deux à plus de 2 400 mètres d’altitude pour casser les jambes et la respiration. Et alors que certains observateurs imaginaient une offensive des principaux rivaux de Pogacar sur les plus forts pourcentages du Galibier ou sur l’ascension finale du Granon, l’équipe Jumbo-Visma poursuivait son coup préparé d’avance avec une offensive de Tiesj Benoot et Primoz Roglic dès le Télégraphe, à 69 kilomètres de l’arrivée ! Pendant que Jonas Vingegaard suivait, en poursuite, le maillot jaune Tadej Pogacar, contraint de se débrouiller seul face à cette attaque collective, pour l’instant contrée à temps.
Mais après le sommet du Télégraphe, voilà que les Jumbo-Visma remettaient cela avec le retour sur l’éclaireur Christophe Laporte. À fond dans la descente, les « abeilles » se retrouvaient à trois (avec Roglic et Vingegaard), et les seuls Tadej Pogacar et Geraint Thomas comme adversaires. « Nous avions un plan depuis le début de l’étape pour aujourd’hui. Cela faisait quelques mois que nous l’avions en tête. Nous voulions durcir la course, nous sentions que cela tournerait à mon avantage et à celui de Primoz », admet Vingegaard. Et celui-ci était brillant. Du moins quand les jambes suivent. Et malgré la canicule, le Danois avait des cuisses de feu sur ces routes alpestres.
Roglic : “Nous ne savions pas si nous pouvions le faire craquer”
Car dès les premières pentes du Galibier, pourtant loin d’être les plus raides, Roglic et Vingegaard se relayaient l’un après l’autre pour attaquer Pogacar et le contraindre à faire des efforts importants pour conserver son maillot jaune. Sans succès, encore une fois, mais l’enchaînement proposé confirmait la décision des Jumbo-Visma de harceler le maillot jaune jusqu’à le voir lâcher quelques mètres… « Lorsque nous avons attaqué un par un, nous ne savions pas si nous pouvions le faire craquer, mais j’ai certainement craqué (rires), mais je m’en fichais, j’y suis allé à fond », rigole après coup Primoz Roglic, contraint de jouer l’élastique après avoir tenté une nouvelle fois de mettre Pogacar dans le rouge à 50 kilomètres de l’arrivée, sur les pentes les plus rudes du Galibier. Et cette fois, Steven Kruijswijk et Sepp Kuss étaient en prime présents pour montrer à « Pogi » toute la force collective d’une équipe destinée à un seul homme.
Mais Pogacar ne rompait pas et semblait même increvable sur ces cinq derniers kilomètres de montée : c’est le maillot jaune lui-même qui décidait de filer à plus de trois bornes du sommet, en découvrant que Roglic lâchait prise. « Dans le Galibier, je me sentais bien, très bien. Les Jumbo m’ont vraiment beaucoup attaqué, ils étaient forts », admet volontiers Pogacar, toujours dans la roue de Vingegaard au sommet du Tour. «Pogacar était encore très fort au sommet du Galibier. Je n’étais pas sûr de savoir s’il fallait que j’attaque à fond ou pas. Puis j’ai pensé que si je ne donnais pas tout ce que j’avais, je ne gagnerais jamais», confie pour sa part le Danois, qui profitait du retour de Wout van Aert (depuis l’avant) et de Kruijswijk, Kuss et Roglic (depuis l’arrière) pour s’élancer dans le Granon avec une solide équipe.
Pogacar : “Je ne sais pas ce que j’ai eu”
Et contrairement au Galibier, monté à toute allure dès le pied, Vingegaard prenait cette fois son temps, profitant du travail de Rafal Majka pour Pogacar avant de lancer sa banderille à cinq kilomètres du sommet, sur une pente à plus de 10%. Et cette fois, le maillot jaune restait collé au bitume, incapable de suivre le rythme du Danois, de son équipier Majka et même de Geraint Thomas, Romain Bardet (DSM), Adam Yates (INEOS Grenadiers), David Gaudu (Groupama-FDJ), qui l’ont tous dépassé, un par un. « Dans la dernière montée, je n’avais plus de bonnes jambes. J’ai souffert jusqu’à la fin », confie-t-il, avec malgré tout un léger sourire derrière le masque FFP2 désormais obligatoire. « Je ne sais pas, peut-être que j’ai subi une fringale, peut-être que j’ai subi les attaques. Peut-être que ce n’était pas une bonne journée pour moi. On verra demain, en espérant que j’aille mieux », ajoute-t-il, toujours incrédule sur cette première défaillance sur les routes du Tour de France.
Car Vingegaard lâchait les chevaux en se retournant pour voir le maillot jaune défaillir. Le Danois, imperturbable, se permettait de manger Warren Barguil (Arkéa-Samsic), dernier rescapé de l’échappée matinale, et Nairo Quintana (Arkéa-Samsic), parti au pied du Granon, avant de finir en solitaire un travail collectif parfait. Il n’a même pris le temps de lever les bras avant la ligne d’arrivée, préférant assurer la moindre seconde pour le compte du classement général qu’il domine désormais pour la première fois de sa carrière. « C’est incroyable, c’est dur de trouver des mots pour dire ce qui vient de se passer. C’est ce dont j’ai toujours rêvé. Une étape du Tour de France, et en plus le Maillot Jaune… », confiait-il, ému, mais réservé au micro de l’organisation. « J’ai gagné beaucoup de temps à l’arrivée, et je n’aurais jamais pu y arriver sans mes coéquipiers, ils ont été incroyables. Quand j’ai attaqué, j’ai senti qu’il allait craquer ».
“Je perds trois minutes, peut-être que j’en gagnerai trois demain”
« Pogi » a finalement cédé 2:51 sur Vingegaard et glisse à la troisième place du général, six secondes derrière Romain Bardet et 2:22 derrière son rival danois. Un incroyable retournement de situation pour un coureur qui semblait jusqu’ici habitué au contrôle, au calme et à la justesse de course. Mais après avoir enchaîné les sprints sur les étapes précédentes, et ce mercredi dans le Télégraphe et le Galibier, le Slovène a payé ses efforts face à des adversaires mieux protégés, qui ont plus de possibilités pour gérer une telle étape de montagne. Mais la Jumbo-Visma ne doit pas croire que cette défaillance du favori n°1 indique sa défaite prochaine. Il reste encore neuf étapes sur ce Tour de France, dont une prochaine journée dans les Alpes qui annonce une nouvelle bagarre entre grimpeurs via le Galibier (par le Lautaret), la Croix de Fer et l’Alpe d’Huez. « Je ne veux pas de revanche désormais, je veux me battre jusqu’à la fin et ne pas avoir de regrets », répète Pogacar, désormais vêtu du maillot blanc de meilleur jeune. « Je perds trois minutes aujourd’hui, peut-être que j’en gagnerai trois demain. Je vais continuer à me battre jusqu’à la fin ».
C’est certainement la leçon à retirer de cette étape : le Tour de France ne se termine pas quand un adversaire domine outrageusement la course. Car le coup de butoir peut arriver au prochain virage, parce que la météo peut jouer un mauvais tour, parce que les adversaires peuvent se refaire la cerise, parce que le matériel peut lâcher au mauvais moment… Mais ce mercredi, le plan de la Jumbo-Visma a été parfaitement exécuté, tout s’est bien déroulé pour une équipe qui avait jusqu’ici enchaîné les doutes dans la lutte pour le général. Dorénavant, il va falloir désactiver l’esprit offensif, et enclencher le mode « défense » pour permettre à Vingegaard d’obtenir sa première victoire dans un Grand Tour. Ce qui serait également un premier Tour de France dans l’escarcelle de l’équipe néerlandaise. Avec Kruijswijk, Kuss et Roglic qui ont confirmé ce mercredi leur meilleure forme en altitude, Van Aert qui a quasiment assuré son maillot vert et n’a plus à s’inquiéter des sprints intermédiaires, tout va pour le mieux du côté de Jonas et ses potes.
Les résultats de la 11e étape du Tour de France 2022 (Albertville > Col du Granon, 151.7 km) :
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