Tadej Pogacar (UAE Team Emirates) a dominé dès les premiers contreforts cette 108e édition du Tour de France, jugée moins montagneuse et idéale pour le contrôle en tête de peloton. Le Slovène d’à peine 22 ans en a profité pour asseoir sa suprématie, affirmée par trois victoires d’étape, le maillot de meilleur grimpeur, celui de meilleur jeune et bien entendu, le jaune destiné au vainqueur final. Une domination qui pose question, malgré toutes les explications sportivement logiques. Car le passé pèse toujours dans un sport qui ne se débarrasse que temporairement de ses démons.
«Le nouveau cyclisme est un sport bien plus beau qu’auparavant», affirme Tadej Pogacar, interrogé sur ses performances impressionnantes dans les Pyrénées. Battant au sprint et à deux reprises ses principaux rivaux en montagne après des multiples attaques sur les hauts pourcentages du col du Portet et de Luz Ardiden, le Slovène a grignoté à nouveau quelques secondes. Des miettes face aux cinq minutes d’avance déjà avalées sur le contre-la-montre de Laval puis dans les Alpes. Ces deux sprints ont paru moins impressionnants que sa démonstration du Grand-Bornand. Près de quatre minutes sur son principal rival au classement général, le jeune Danois Jonas Vingegaard, propulsé leader d’une équipe Jumbo-Visma décimée. Cet exercice en solitaire, d’un grimpeur croquant tour à tour ses confrères d’un tour de grand plateau que chacun regardait ahuri, a pourtant rappelé de mauvais souvenirs. Ceux qui ont poussé le cyclisme dans la fosse des sports honnis. Des sports à jamais salis par une clique de tricheurs.
Comme évoqué dans notre premier papier autour de la première semaine du Tour de France, les performances de Tadej Pogacar n’atteignent pas des plafonds exceptionnels. Et les chutes et défaillances de favoris déjà peu enclins à l’offensive expliquent en grande partie les écarts déjà créés en neuf étapes par le Slovène. L’équipe INEOS Grenadiers a dû compter sur Richard Carapaz comme leader de secours après les chutes de Geraint Thomas et Richie Porte, jamais capables de suivre dans les derniers cols. Jumbo-Visma termine à quatre après les chutes de quasiment tous ses coureurs, avec Primoz Roglic comme principale victime. Astana-Premier Tech a mené sa course pour un puncheur kazakh, alors que son leader annoncé Jakob Fuglsang a subi les effets du vaccin contre le Covid-19 selon ses dires. Bahrain Victorious a dû compter pour la deuxième fois en deux Grands Tours sur Pello Bilbao après le forfait sur chute de Jack Haig. Alors que Rigoberto Uràn, qui a craqué dans la dernière étape pyrénéenne, et Wilco Kelderman ont coché une seule fois la case «attaque», vidant pour le reste du Tour leur barre d’énergie offensive. Dans ces conditions, Pogacar, dernier leader debout après les dramatiques chutes de la première semaine de course, s’annonçait logiquement comme le maillot jaune. Et ce malgré une équipe en difficulté en début de Tour, rapidement esseulée dès que les autres formations daignaient user d’une autre tactique que celle du train de montagne.
Et au-delà des cercles cyclistes, ces écarts et cette domination d’un gamin de 22 ans étonnent. Les qualificatifs méprisants sont légion, le champ lexical de la tricherie est largement élagué, et les liens d’articles marginaux autour de ces doutes se partagent. Il y a cet article de l’ancien entraîneur de la Festina Antoine Vayer, chantre de la lutte contre le dopage biologique et mécanique, et de Marc Kluszczynski, rédacteur de la rubrique «dopage» du magazine sportif «Sport & Vie», s’inquiétant du dopage sanguin qui gangrènerait encore et toujours le peloton, avec des hémoglobines solubles et synthétiques capables de «transporter 40 fois plus d’oxygène que l’hémoglobine humaine tout en étant 250 fois plus petite qu’un globule rouge». «La lutte antidopage est encore une fois dépassée», s’insurge Marc Kluszczynski.
Il y a cet autre article du toujours bien informé Pierre Carrey dans le journal suisse Le Tempschron, selon lequel trois coureurs enquêtent sur des bruits étranges émanant des vélos des équipes UAE Team Emirates (du maillot jaune Tadej Pogacar), Deceuninck-Quick Step (du maillot vert Mark Cavendish), Jumbo-Visma (du deuxième du général Jonas Vingegaard) et Bahrain-Victorious (des vainqueurs d’étape Dylan Teuns et Matej Mohoric). Des bruits venant de la roue arrière principalement : «On ne parle plus d’un moteur dans le pédalier ni d’un système d’électroaimant dans les jantes des roues, mais d’un appareil caché dans le moyeu. (…) On parle aussi d’un récupérateur d’énergie via les freins», confie l’un de ces enquêteurs en herbe. Des informations qui s’ajoutent à celles du journaliste d’investigation de France Télévisions Thierry Vildary et de son confrère italien Marco Bonarrigo, du Corriere della Sera, concernant un moteur silencieux avec récupération d’énergie qui pourrait être installé dans le moyeu pour ajouter 100 à 130 watts de puissance sur 20 à 30 minutes.
Il y a cette perquisition menée mercredi dernier à l’hôtel de l’équipe Bahrain Victorious, près de Pau. Une descente de 25 gendarmes de l’office central de lutte contre les atteintes à l’environnement et à la santé publique, l’OCLAESP, effectuée dans le cadre d’une enquête préliminaire demandée par le parquet de Marseille. Cette enquête a été ouverte aux «chefs d’acquisition, transport, détention, importation d’une substance ou méthode interdite aux fins d’usage par un sportif sans justification médicale». Cela ne signifie pas que les faits sont avérés, simplement que la justice enquête, et s’interroge sur un faisceau d’indices autour de membres de l’équipe Bahrain Victorious en verve depuis le début de la saison entre les succès de Mark Padun sur le Critérium du Dauphiné, ceux de Matej Mohoric et Dylan Teuns sur le Tour de France ou encore les envolées en altitude du sprinter italien Sonny Colbrelli. «L’équipe s’est conformée à toutes les demandes des agents. Nous nous engageons au plus haut niveau de professionnalisme et de respect de tous les règlements et coopérerons toujours de manière professionnelle», répond l’équipe. Avant que Matej Mohoric réponde d’un geste de silence sur la ligne d’arrivée de la 19e étape qu’il a remportée en solitaire. Un geste polémique rappelant celui de Lance Armstrong sur le Tour de France 2004… Une autre époque.
Il y a l’entourage de Tadej Pogacar, déjà dénoncé depuis l’an dernier. D’un côté, Mauro Gianetti, ancien coureur qui avait failli mourir en 1998 des suites d’une consommation de PFC, un transporteur d’oxygène interdit, et ancien manager de l’équipe Saunier Duval qui a connu les nombreux cas de dopage de Riccardo Riccó, Juan José Cobo ou Leonardo Piepoli. Ce même Gianetti qui indique à VeloNews : «Je peux croire en ce sport et en cette nouvelle génération. Avant, en tant que manager, il était impossible de totalement avoir confiance envers les coureurs. (…) Je comprends que les coureurs actuels souffrent actuellement des erreurs du passé, mais j’ai confiance que le cyclisme, en tant que sport, a changé, et nous pouvons être fier et avoir confiance par rapport à ce que nous voyons. Nous sommes témoins de quelque chose de spécial avec cette nouvelle génération de coureurs». De l’autre, Joxean Matxin, également directeur sportif chez Saunier Duval durant cette époque sulfureuse dans les années 2000.
Il y a cette affaire de dopage «Aderlass», partie d’Allemagne, depuis le cabinet du médecin allemand Mark Schmidt, et qui a touché la Slovénie en 2019 avec la suspension de Kristjan Koren et de Borut Bozic, respectivement coureur et directeur sportif de Bahrain-Merida à l’époque. Mark Schmidt s’était pour sa part allié avec Stefan Matschiner, qui avait dirigé un trafic de dopage sanguin jusqu’en 2008 en Allemagne après s’être procuré des produits interdits… en Slovénie. De quoi apporter un peu plus de soupçons sur la récente transformation du cyclisme slovène, même si aucun autre cycliste du pays n’a été suspendu ou jugé coupable dans cette affaire depuis le cas de Koren et Bozic.
Ces informations se répercutent, se partagent, et s’agrègent autour de doutes devenus naturels dans ce sport, avant même le kilomètre zéro. Et le cyclisme passe donc au second plan. Pogacar répond qu’il ne sait «pas quoi faire pour prouver [son] innocence», et qu’il «adorerai[t] publier [ses] chiffres pour que tout le monde puisse les voir. Mais les autres équipes pourraient s’en servir contre [lui] donc c’est un peu plus compliqué que ça». «Tout ce que je peux vous dire, c’est que je pousse beaucoup de watts et c’est ce qui permet d’être en jaune», répond le Slovène à la presse. «Nous n’utilisons rien d’illégal», indique-t-il encore concernant ce fameux moteur révélé par Le Temps et France TV.
Il faut donc faire confiance. C’est ce qui forge ce sport. La confiance envers des performances exceptionnelles. Cette confiance a été lourdement mise à mal par les nombreux tricheurs qui ont émaillé les routes du Tour de France et d’autres courses cyclistes ces trente, quarante, cinquante dernières années. Et de nombreux tricheurs sont encore présents dans ce peloton qui tarde à nettoyer ses écuries. La confiance ne peut être récupérée en quelques courses disputées, ou en accumulant les maillots jaunes. La domination de Pogacar ne s’accepte pas aussi simplement parce qu’un test antidopage négatif ne suffit plus à apporter la confiance nécessaire.
Tadej Pogacar remporte un deuxième Tour de France consécutif au terme d’une épreuve chaotique, dominée par les attaques permanentes de coureurs offensifs en première semaine, par des conditions particulièrement pluvieuses et exécrables dans la montagne, et par des chutes qui ont miné la forme de bon nombre de favoris. Ce sont des explications qui se tiennent sportivement. Mais la domination du Slovène de 22 ans pose également des questions, qui resteront encore sans réponse durant un long moment.
Cela n’empêche pas de profiter du spectacle proposé au-delà de la lutte pour le maillot jaune. La victoire tout en explosivité du champion du monde Julian Alaphilippe au sommet de Landerneau, le maillot jaune glané sur Mûr-de-Bretagne par Mathieu Van der Poel, le coup de Trafalgar tenté avec Wout van Aert sur la plus longue étape de ce Tour, les quatre sprints victorieux de Mark Cavendish au bout d’une renaissance inespérée, les trois victoires sur trois terrains différents de Wout van Aert, vainqueur du Mont Ventoux, du contre-la-montre de Saint-Émilion et du sprint des Champs-Élysées, les succès en solitaire de Ben O’Connor, Bauke Mollema ou Sepp Kuss, grimpeurs récompensés par leur panache… La course a offert de belles émotions au-delà des doutes.
En attendant, on salue la victoire de ce Slovène au sourire toujours brillant et on se focalise sur l’avenir, en espérant qu’il soit aussi brillant. Les Jeux Olympiques démarrent dans une semaine. Le Tour d’Espagne dans moins d’un mois. Il y aura d’autres raisons de se passionner sportivement parlant.
► Découvrez ici les résumés en vidéo des 21 étapes de la 108e édition du Tour de France
Les résultats de la 108e édition du Tour de France :
Classement général final :
- Tadej Pogacar (Slo, UAE Team Emirates) en 82h56:36
- Jonas Vingegaard (Dan, Team Jumbo-Visma) à 5:20
- Richard Carapaz (Equ, INEOS Grenadiers) à 7:03
- Ben O’Connor (Aus, Ag2r Citroën Team) à 10:02
- Wilco Kelderman (P-B, Bora-Hansgrohe) à 10:13
- Enric Mas (Esp, Movistar Team) à 11:43
- Alexey Lutsenko (Kaz, Astana-Premier Tech) à 12:23
- Guillaume Martin (Fra, Cofidis, Solutions Crédits) à 15:33
- Pello Bilbao (Esp, Bahrain Victorious) à 16:04
- Rigoberto Urán (Col, EF Education-Nippo) à 18:34
…
- Dylan Teuns (BEL, Bahrain Victorious) à 51:40
- Wout van Aert (BEL, Team Jumbo-Visma) à 57:02
- Xandro Meurisse (BEL, Alpecin-Fenix) à 1h40:48
- Jasper Stuyven (BEL, Trek-Segafredo) à 2h07:39
- Jan Bakelants (BEL, Intermarché-Wanty-Gobert Matériaux) à 2h21:30
- Brent Van Moer (BEL, Lotto-Soudal) à 2h43:49
- Oliver Naesen (BEL, Ag2r Citroën Team) à 2h52:25
- Thomas De Gendt (BEL, Lotto-Soudal) à 3h08:46
- Jonas Rickaert (BEL, Alpecin-Fenix) à 3h22:36
- Greg Van Avermaet (BEL, Ag2r Citroën Team) à 3h24:29
- Philippe Gilbert (BEL, Lotto-Soudal) à 3h27:22
- Edward Theuns (BEL, Trek-Segafredo) à 3h33:31
- Jasper Philipsen (BEL, Alpecin-Fenix) à 3h42:11
- Jelle Wallays (BEL, Cofidis, Solutions Crédits) à 4h09:46
- Dries Devenyns (BEL, Deceuninck-Quick Step) à 4h20:49
- Tim Declercq (BEL, Deceuninck-Quick Step) à 5h01:09
Classement par points :
- Mark Cavendish (G-B, Deceuninck-Quick Step) 337 points
- Michael Matthews (Aus, Team BikeExchange) 291 pts
- Sonny Colbrelli (Ita, Bahrain Victorious) 227 pts
- Jasper Philipsen (BEL, Alpecin-Fenix) 216 pts
- Wout van Aert (BEL, Team Jumbo-Visma) 171 pts
- Matej Mohoric (Slo, Bahrain Victorious) 163 pts
- Julian Alaphilippe (Fra, Deceuninck-Quick Step) 163 pts
- Tadej Pogacar (Slo, UAE Team Emirates) 154 pts
- Michael Mørkøv (Dan, Deceuninck-Quick Step) 124 pts
- Jonas Vingegaard (Dan, Team Jumbo-Visma) 103 pts
Classement du meilleur jeune :
- Tadej Pogacar (Slo, UAE Team Emirates) en 82h56:36
- Jonas Vingegaard (Dan, Team Jumbo-Visma) à 5:20
- David Gaudu (Fra, Groupama-FDJ) à 21:50
- Aurélien Paret-Peintre (Fra, Ag2r Citroën Team) à 39:09
- Sergio Higuita (Col, EF Education-Nippo) à 1h09:16
- Valentin Madouas (Fra, Groupama-FDJ) à 2h11:39
- Neilson Powless (USA, EF Education-Nippo) à 2h13:33
- Mark Donovan (G-B, Team DSM) à 2h17:40
- Jonas Rutsch (All, EF Education-Nippo) à 2h29:33
- Brent Van Moer (BEL, Lotto-Soudal) à 2h43:39
Classement du meilleur grimpeur :
- Tadej Pogacar (Slo, UAE Team Emirates) 107 points
- Wout Poels (P-B, Bahrain Victorious) 88 pts
- Jonas Vingegaard (Dan, Team Jumbo-Visma) 82 pts
- Wout van Aert (BEL, Team Jumbo-Visma) 68 pts
- Nairo Quintana (Col, Team Arkéa-Samsic) 66 pts
- Richard Carapaz (Equ, INEOS Grenadiers) 56 pts
- Ben O’Connor (Aus, Ag2r Citroën Team) 44 pts
- Bauke Mollema (P-B, Trek-Segafredo) 41 pts
- David Gaudu (Fra, Groupama-FDJ) 41 pts
- Anthony Perez (Fra, Cofidis, Solutions Crédits) 37 pts
Classement par équipes :
- Bahrain Victorious (Bhr) en 249h16:47
- EF Education-Nippo (USA) à 19:12
- Team Jumbo-Visma (P-B) à 1h11:35
- INEOS Grenadiers (G-B) à 1h27:10
- Ag2r Citroën Team (Fra) à 1h31:54
- Bora-Hansgrohe (All) à 1h36:44
- Trek-Segafredo (USA) à 1h47:04
- Astana-Premier Tech (Kaz) à 2h01:45
- Movistar Team (Esp) à 2h04:28
- UAE Team Emirates (EAU) à 2h38:08
- Deceuninck-Quick Step (BEL) à 3h36:47
- Intermarché-Wanty-Gobert Matériaux (BEL) à 4h15:34
- Alpecin-Fenix (BEL) à 6h07:29
- Lotto-Soudal (BEL) à 7h45:44
Supercombatif du Tour : Franck Bonnamour (Fra, B&B Hôtels p/b KTM)
Photos : ASO/Pauline Ballet et Charly Lopez
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