Jonas Vingegaard, une deuxième qui frappe fort
Le sourire est comme souvent timide. Même avec une coupe (noire opaque, comme si la Jumbo-Visma ne voulait pas en dévoiler le contenu) de champagne à la main, le maillot jaune a du mal à faire grimper les zygomatiques. Le bonheur semble pourtant là, tapis sous cette pudeur. Il le montre avec sa femme et son enfant, il le dévoile par petites touches avec ses équipiers. Mais devant les médias voire même sur le podium, Jonas Vingegaard n’affiche pas aussi franchement ses sentiments. Une modestie certaine ? Probablement. Un cocon qu’il se construit pour se protéger ? Certainement, aussi. L’équipe Jumbo-Visma sait que le Danois de 26 ans n’est pas son leader le plus charismatique. Et ses gestes d’humeur, comme ce jet de micro de la télévision publique néerlandaise dans la poubelle lorsqu’il s’entretient avec leur consultant Tom Dumoulin, ne sont pas pour le rendre plus sympathique auprès de la presse ou du grand public qui voit souvent le grimpeur comme un robot sans âme, prêt à envoyer des watts à la vue d’une pente à deux chiffres. Mais Vingegaard gagne. Il est fort, ses offensives sont chirurgicales, et quand la chance suit, rien ne peut empêcher le Danois de viser le sommet.
Déjà vainqueur à onze reprises avant de se lancer sur ce Tour de France, le tenant du titre avait évidemment une pancarte de favori sur le dos. Les premières étapes menées tambour battant face à Tadej Pogacar annonçaient pourtant une lutte bien plus rude encore que l’an dernier. Avec une équipe annoncée en moins forte que l’an dernier en raison de l’absence d’un autre co-leader comme Primoz Roglic (pendant que son rival slovène pouvait compter sur Adam Yates, vainqueur dès la première étape), Vingegaard montrait pourtant dès le col de Marie-Blanque qu’il n’avait pas peur d’attaquer son adversaire. Mais comme l’an dernier, il choisissait soigneusement ses offensives et les endroits où mettre la pression.
Après les Pyrénées, ce n’est que sur le contre-la-montre qui lançait la troisième semaine de course qu’il réalisait l’exploit qui allait changer la physionomie et le regard sur ce Tour. Jusque là, Pogacar et Vingegaard dominaient à deux, sans vraiment se départager, si ce ne sont que dix minces secondes au soir de la 15e étape. Ce chrono vers Combloux a mis tout le peloton et tous les observateurs sous une chape de plomb. Car sur seulement 22 kilomètres en solitaire, le Danois a mis plus d’une minute et demie à Pogacar, plus de trois minutes à son équipier Wout van Aert. Une folie à ce niveau. Le meilleur contre-la-montre jamais vu, selon Tom Dumoulin, un avis de spécialiste. Mais alors que Pogacar tenait jusqu’ici le bon bout, cet écart a ramené de nombreux doutes. Cette fois, une personne domine et un monde s’écroule.
Sa confirmation sur le col de la Loze a fini de mettre Vingegaard sur une autre liste que le reste du peloton. Car il n’a connu quasiment aucun moment de difficulté, car il a toujours été bien plus vite dans les cols, car il a dominé tous les spécialistes contre le chrono… Pour la deuxième année consécutive, le Danois a réalisé l’exploit. Mais cette fois, l’avantage est trop lourd, la méthode est trop forte, les puissances calculées semblent trop énormes. Il avait sélectionné les étapes de Combloux et de Courchevel, mais c’est sa domination en général qui a mené à de nouveaux questionnements. Le vainqueur du Tour rappelle les nombreux contrôles, la Jumbo-Visma confirme. On parle de sa VO2Max, sa capacité d’oxygénation maximale, exceptionnelle par rapport au reste du peloton.
Et en effet, rien ne ressort jusqu’ici. Alors, les doutes subsistent, les questions persistent. Quitte à énerver au sein d’une équipe Jumbo-Visma qui domine désormais le secteur des Grands Tours. Vingegaard a en prime cette timidité qui ne favorise pas la confiance chez certains. Autant de signes qui ne dissipent pas la brume favorisée par l’histoire toxique du cyclisme contemporain et par la méfiance à l’idée de voir les records de ces années noires être aujourd’hui battus. Avec comme simples arguments, l’idée que les coureurs sont surentraînés et le matériel bien meilleur. Mais cela ne suffit pas pour certains. Et cela empêche finalement d’apprécier au mieux ce Tour de France et ce vainqueur. Jonas Vingegaard a beau avoir deux Tours de France dans sa besace, avant de partir à l’assaut du prochain Tour d’Espagne, son palmarès reste empli de flottements.
Le poignet de Pogacar a eu raison de ses ambitions
Le début de ce Tour de France était donc alléchant. Une bagarre à chaque côte finale, un duel d’anthologie entre deux jeunes coureurs qui ne se quittent plus depuis 2021. Tadej Pogacar a cependant connu deux moments difficiles qui ont fait basculer ce Tour. Le premier fut à Marie Blanque, un col sur laquelle il n’a plus senti ses jambes, laissant Vingegaard prendre plus d’une demi-minute. Le Slovène a notamment expliqué que la nouvelle à la radio de la lourde chute de sa compagne Urska Zigart sur le Tour d’Italie féminin avait également eu raison de son mental sur le moment. Puis dans les Alpes, une chute en début de 17e étape a finalement touché “Pogi” dans sa chair. Perdu dans le col de la Loze, il a lâché sept minutes fatales à sa quête du maillot jaune.
Pogacar a avoué des journées difficiles “que je ne m’explique pas”. Il a cependant retrouvé ses sensations à temps, sur la 20e étape vers le Markstein pour conquérir cette dernière journée dans les Vosges. Avec une rage sur la ligne qui confirmait son envie de retrouver au plus vite sa meilleure forme. Il s’est même permis de rappeler le “très bon bilan” de son équipe avec sa deuxième place au général, la troisième de son co-leader Adam Yates et le maillot blanc de meilleur jeune en prime. Malgré des conditions précaires.
Si Pogacar affirme ne pas connaître les raisons exactes de ce passage à vide, plusieurs hypothèses circulent logiquement dans son entourage. La principale concerne ce manque de compétition à l’aube du Tour. Après un printemps plein durant lequel il a conquis le Tour des Flandres, l’Amstel Gold Race et la Flèche Wallonne, sa chute sur Liège-Bastogne-Liège et sa fracture à un os du poignet ont contraint le Slovène de 24 ans à revoir ses plans en vue du Tour. Un mois de préparation en moins, une reprise tardive sur les championnats de Slovénie, cela pèse à l’aube de l’un des Tours de France les plus rapides et intenses de l’histoire. La crainte de perdre en troisième semaine était réelle, elle s’est confirmée.
Pogacar a failli être un extraterrestre au côté de Vingegaard, il s’est finalement retrouvé de l’autre côté du peloton le temps d’une semaine. “Cet été, j’ai appris que je pouvais vraiment souffrir et m’accrocher même quand j’étais au fond du trou”, a-t-il expliqué à la suite de son succès au Markstein. “J’ai tenu bon et ça restera une grande leçon pour moi”, ajoute-t-il. Autant dire que celui qui a décroché son quatrième et dernier maillot blanc (il aura 25 ans en 2024) a connu une claque nécessaire pour le faire grandir à un plus haut niveau encore. Ça promet…
Jasper Philipsen, le meilleur sprinter du monde mais…
Le meilleur sprinter du moment est belge. Jasper Philipsen (Alpecin-Deceuninck) a tout simplement été impressionnant de bout en bout sur ce Tour de France. Vainqueur de quatre étapes et maillot vert déjà confirmé à deux jours de l’arrivée parisienne, le coureur de Mol, à peine âgé de 25 ans, a pris une nouvelle dimension cette saison, grâce à une équipe totalement dédiée à ses sprints massifs. Mais aussi grâce à ses échappées qui lui ont permis d’assurer sa première place en tête du classement par points, le rêve de celui qui pleurait encore, deux ans plus tôt, faute de victoire en France.
Philipsen a cependant été critiqué pour certains gestes réalisés durant ce Tour. Ses passages en force avec Mathieu Van der Poel pour le mettre en bonne position dans l’emballage massif. Et sa tentative de bloquer une offensive de Pascel Eenkhoorn (Lotto-Dstny) lors de la 18e étape qu’il espérait remporter. Ces gestes n’ont finalement pas été sanctionnés par le jury des commissaires qui a donc estimé qu’il n’y avait rien de punissable. Il n’en reste pas moins que ces attitudes questionnent, à l’heure où la sécurité est demandée par tous. Des comportements antisportifs ne devraient pas miner la compétition, juste pour s’assurer une victoire. Philipsen devra certainement s’en souvenir s’il rêve d’un nouveau maillot vert. Car au vu de sa pointe de vitesse, il mérite clairement ses victoires. Ce serait dommage de les tenir par ces jeux dangereux.
Giulio Ciccone a parfaitement calculé pour les pois
S’il a manqué la victoire à Laruns, lors de la cinquième étape, l’Italien Giulio Ciccone (Lidl-Trek) a rapidement su se remobiliser pour partir à la conquête d’un nouvel objectif : le maillot à pois de meilleur grimpeur. Celui qui avait dû renoncer au Tour d’Italie en raison d’un test positif au Covid-19 n’a même pas pu profiter de son récent mariage qu’il était déjà aux avant-postes sur la Grande Boucle. Et cela lui a finalement réussi. Malgré une première semaine discrète, Ciccone a mis tout son cœur dans les échappées alpestres et vosgienne pour se placer en tête du classement de la montagne.
Son offensive avec Mads Pedersen et Mattias Skjelmose sur la 20e étape, pour définitivement être inatteignable en tête du classement, est un chef-d’oeuvre tactique. Juste les offensives au bon moment pour prendre le maximum de points et ainsi éviter les retours hypothétiques de Jonas Vingegaard (Jumbo-Visma) ou Felix Gall (Ag2r Citroën Team). “C’était très fort quand j’ai entendu qu’en franchissant la ligne du col de la Schlucht, la mission était accomplie, c’était le meilleur moment de ce Tour”, a confirmé l’Italien, les bras levés sur ce col lui assurant le maillot à pois. Un comble : c’est une équipe sponsorisée par une chaîne de supermarchés qui s’offre le succès au classement parrainé par une autre chaîne de magasins.
Les puncheurs expérimentés ont souffert
Sur des étapes aussi intenses, les échappées étaient difficiles à attraper. Il fallait souvent enchaîner les offensives durant une à deux heures avant de voir un groupe s’éparpiller en tête. De nombreux coureurs ont essayé tant et plus, sans toutefois parvenir à prendre le bouquet à l’arrivée. Julian Alaphilippe (Soudal Quick Step), piqué au vif après les critiques du manager de l’équipe Patrick Lefevere, Peter Sagan (TotalÉnergies), désireux de briller pour son dernier Tour de France, Mathieu Van der Poel (Alpecin-Deceuninck), rattrapé un coup de froid, Krists Neilands (Israel Premier Tech), Warren Barguil (Arkéa-Samsic), Rigoberto Urán (EF Education-Easy Post) : autant de briscards bien connus qui n’ont finalement pas réussi à suivre le rythme infernal imprimé tout au long de ces trois semaines.
La faute à l’intensité du peloton ? Celle-ci a justement profité à des plus expérimentés comme Ion Izagirre (Cofidis), Wout Poels (Bahrain Victorious) – sa première victoire d’étape sur un Grand Tour ! -, ou Michal Kwiatkowski (INEOS Grenadiers). Simplement, les spécialistes de l’offensive du passé n’ont pas toujours les mêmes jambes pour courir autant à l’offensive qu’ils le souhaiteraient. Les sensations reviennent, évidemment, comme Barguil et Alaphilippe l’ont montré, mais il faut plus de temps pour récupérer. Et sur ce Tour, ça ne pardonne pas.
La dernière danse de Thibaut Pinot
Il y a rarement eu une telle cohésion du public autour d’un nom : Thibaut Pinot. Le Français avait annoncé de longue date sa dernière saison. Son arrivée sur le Tour de France était malgré tout une surprise, lui qui avait d’abord mis le focus sur le Giro d’Italia sur lequel il avait vécu autant de grands souvenirs. Après sa cinquième place et sa victoire au classement du meilleur grimpeur en Italie, Pinot s’est mis en tête d’aider David Gaudu et de s’offrir, si possible, une dernière victoire d’étape sur la Grande Boucle. Souvent à l’offensive, le Franc-Comtois de 33 ans a bien failli réussir cet objectif. En verve dans ses Vosges d’entraînement, il est parti en solitaire dans le Petit Ballon, franchissant ce col en tête devant des milliers de supporters venus pour l’occasion faire du “virage Pinot” un véritable lieu de culte (c’est Google Maps qui le dit).
Cette émotion transmise lors de la dernière étape de montagne de ce Tour de France représente à elle seule toute la carrière de Thibaut Pinot, ce coureur généreux dans l’effort, malmené par ce cyclisme qu’il fait vibrer, bouleversé par les joies et les peines sportives. Malgré tous les obstacles qui pouvaient le pousser au fond du trou, Pinot a toujours ressurgi, tel un phénix. Le coureur de la Groupama-FDJ n’a pas encore pris sa retraite, il a annoncé qu’il ira jusqu’au Tour de Lombardie, qu’il avait remporté en 2018. Et on peut être certain qu’il tentera à nouveau. Pour le plus grand bonheur des spectateurs. Après, promis, il pourra profiter en tant que spectateur. Dans le virage Pinot ou autre part.
Campenaerts, Asgreen et Zimmermann ont sauvé les autres équipes belges
Si l’équipe Alpecin-Deceuninck a connu de grandes joies grâce à Jasper Philipsen, les autres équipes belges ont connu un bilan bien plus mitigé. La formation Soudal Quick Step a bien failli briser sa série de près de quinze années victorieuses sur le Tour de France, alors que le sprinter de l’équipe Fabio Jakobsen devait renoncer au matin de la douzième étape après une semaine de galère suite à une lourde chute en début de Tour. Finalement, après de multiples offensives, le Danois Kasper Asgreen s’est retrouvé et a permis au Wolfpack de retrouver sa rage. Avec même un potentiel doublé le lendemain, finalement évité par Matej Mohoric (Bahrain Victorious).
Lotto-Dstny a également connu une Grande Boucle des plus rudes. Son sprinter Caleb Ewan a abandonné lors de la treizième étape après deux semaines à traîner sa misère malgré un début de Tour encourageant. Ce départ a entraîné une vive polémique : le manager de l’équipe Stéphane Heulot a affirmé que l’Australien, sans succès sur le Tour depuis 2021, n’avait “aucun respect pour ses équipiers” et qu’il était “très, très déçu de lui”. Malgré ce coup dur, la formation belge a alors mené une tactique bien plus offensive, grâce notamment à son roule-toujours Victor Campenaerts, élu super-combatif de ce 110e Tour de France. La victoire n’était pas au bout, mais la Lotto-Dstny peut se satisfaire de la deuxième place de Maxim Van Gils, pour son premier Tour, au sommet du Grand Colombier, et de celle de Pascal Eenkhoorn, à Bourg-en-Bresse.
Chez Intermarché-Circus-Wanty, l’objectif d’une première victoire d’étape dans l’histoire de la formation n’a pu être abouti, malgré les offensives de Lilian Calmejane, Rui Costa ou surtout Georg Zimmermann. L’équipe semblait pourtant parti vers un grand Tour de France grâce à son leader sud-africain Louis Meintjes. Treizième du général après le Grand Colombier, mais toujours parmi les meilleurs grimpeurs sur les sommets, le coureur de 31 ans a finalement dû abandonner sur chute le lendemain. Biniam Girmay, pour son premier Tour, a tenté sa chance sur les sprints, mais a dû se contenter d’une troisième et d’une sixième places. Une leçon pour l’Érythréen de 23 ans qui a découvert la difficulté d’un Tour de France.
Notons enfin les autres prestations belges marquantes de ce Tour. Wout van Aert (Jumbo-Visma), toujours au charbon pour Jonas Vingegaard, a tenté tant et plus sur cette épreuve intense. Il a finalement échoué à la deuxième place à Saint-Sébastien et à Saint-Gervais, et à la troisième à Limoges et Combloux. Il a finalement quitté le Tour, pour la première fois sans victoire d’étape, pour assister à la naissance de son deuxième fils, Jérôme. La Belgique a connu un autre vainqueur en cette fin de Tour : Jordi Meeus (Bora-Hansgrohe). Le sprinter de 25 ans, préféré à Sam Bennett par sa formation, a finalement obtenu son premier podium… et sa première victoire, à la photo-finish, sur les Champs-Élysées. Son visage incrédule sur la ligne était confirmé par l’écart infime avec Philipsen.
Les résultats finaux du 110e Tour de France :
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