Ce dimanche, Paris-Tours constituera la dernière course professionnelle de Philippe Gilbert, le coureur wallon le plus prolifique de ces vingt dernières années. Une retraite confirmée au bout de 20 saisons dans le peloton, 80 victoires, un titre de champion du monde, cinq Monuments. Cette carrière m’a particulièrement marqué. Tant par les qualités intrinsèques du sportif que par son tempérament offensif. Tant par ses origines proches de mon domicile que par son ascension sportive lors de mes premières années dans le journalisme. Philippe Gilbert a accompagné toute ma carrière et quittera, le 9 octobre, un peloton qu’il a animé, qu’il a enchanté, qu’il a magnifié. Avec une part de doutes et d’ombres, évidemment. Mais sa générosité à l’effort, son sens pointu de la tactique sportive, son désir de transmission pour les jeunes générations confirment cet amour du vélo. Des émotions révélées au fil de ses exploits. Retour sur six de ses performances, vécues en direct.
6. Circuit Het Volk 2008
Traditionnelle ouverture de la saison cycliste belge, le Circuit Het Volk, devenu Circuit Het Nieuwsblad (des noms des quotidiens qui organisent l’épreuve), bénéficie d’une place particulière dans le coeur des fans belges de la Petite Reine. Dans l’hiver prolongé, le froid perçant des matins de février pourrait en pousser plus d’un à l’hibernation. L’organisation du Circuit Het Volk, lors du dernier week-end de février, fait pourtant ressortir les cuissards, les tableaux de pronostics, la pils et la soupe aux tomates. Le public se presse devant les bus, les coureurs retrouvent leur monture finement préparée, les médias tressaillent à l’approche de ces sportifs qu’ils n’ont plus vu depuis cinq mois (du moins pour ceux qui n’ont pas été invités pour assister à un stage ou l’autre). L’excitation grandit au fil des signatures des coureurs sur le podium de présentation. Et sur le coup de 11h00 environ, le coup de feu annonce le départ de cette saison belge, qui ne peut que débuter avec une course sur des monts et pavés.
À l’époque, le Circuit Het Volk démarrait et se terminait à Gand. À une trentaine de kilomètres des derniers « bergs » des Ardennes flamandes. Les sprinters résistant à ces ultimes pourcentages avaient donc le temps de récupérer à l’aube de l’ultime ligne droite tracée sur l’avenue Emile Claus. Avant 2008, c’était même à Lokeren que le peloton se disputait la victoire, vingt kilomètres plus loin. Bref, le tracé ne mettait pas forcément en valeur le courage des attaquants. Il fallait une sacrée audace pour espérer tenir la distance. Et en 2008, pour cette première édition arrivant à Gand, Philippe Gilbert décidait de forcer sa chance. D’abord en attaquant dans l’Eikenberg, côte pavée qui faisait vaciller Nick Nuyens à plus de 50 bornes de l’arrivée. Puis en rattrapant tous les membres d’une échappée matinale qu’il lâchait dans le dernier secteur pavé du jour, le Lange Munte, à près de 25 kilomètres du but.
Le froid du matin s’était mué en douceur printanière, et dans son maillot courtes manches, Philippe Gilbert enchaînait les coups de butoir pour finir en solitaire le travail démarré plus d’une heure auparavant. Le tout quasiment en solitaire, avec le seul appui de son équipier Arnaud Gérard durant une dizaine de kilomètres. « C’est encore plus fort qu’en 2006 », lancent les journalistes flamands de la salle de presse gantoise. Alors que j’admire l’exploit, jeune journaliste en devenir qui assiste encore à ces courses avec l’oeil d’un jeune supporter, fier de découvrir un coureur habitant à une trentaine de kilomètres de chez moi s’imposer sur l’une des plus belles courses belges du calendrier. « Cela restera comme l’un des plus grands moments de ma carrière », lâchera Philippe Gilbert après avoir franchi la ligne sous le regard tout aussi admiratif de l’ancien vainqueur du Tour des Flandres Peter Van Petegem. Dans les bras du manager de la Française des Jeux, Marc Madiot, Philippe Gilbert écrivait déjà l’une des plus belles lignes de son palmarès après cinq ans seulement chez les professionnels. Même si déjà à l’époque, on s’interrogeait : la course d’ouverture de la saison, c’est bien, mais peut-il gagner un jour un monument ? Et son équipe est-elle prête à lui offrir le soutien nécessaire pour gagner de telles courses ?
5. 7e étape de l’Eneco Tour 2006
Côte de Stockeu, côte de la Haute-Levée, côte de la Redoute, côte de Saint-Nicolas… La septième et dernière étape de l’Eneco Tour 2006 ne cache pas sa similarité avec Liège-Bastogne-Liège. Pour la deuxième édition de ce Tour du Benelux, l’organisation, flamande, a décidé de traverser, en plein mois d’août, tous les passages saillants de la grande classique ardennaise. Pour le gamin de Remouchamps, Philippe Gilbert, quatrième du général à moins d’une demi-minute du leader Stefan Schumacher avant cette ultime étape, jouer à domicile représente un certain avantage. Et dans mon jeune coeur de supporter de 16 ans, l’espoir de le voir lever les bras à Ans est grand. Surtout qu’il s’agit pour moi d’une des premières courses sur lesquelles j’ai pu bénéficier d’une accréditation en tant qu’assistant journaliste. Après deux ans à travailler pour le site Vélo-Club du Net, et juste avant mes premières aventures sur CyclismeRevue, je peux enfin assister depuis une salle de presse et sur la ligne d’arrivée à une course cycliste professionnelle. Mon rêve de gosse.
Philippe Gilbert, lui, a déjà neuf victoires dans sa besace et dévoile à 24 ans une faim de victoires qui va l’accompagner tout au long de sa carrière. Mais s’il sait se montrer audacieux, il révèle également un sens tactique qui lui permet d’éviter les attaques désespérées. Le cyclisme offensif, c’est son dada, mais pas question de dépenser sans compter. Les résultats peuvent émaner de coups uniques, il faut toutefois jauger son effort. Alors, vers Ans, le Remoucastrien n’attaque pas devant ses proches et supporters sur les pentes de la Redoute. Il attend patiemment les offensives des favoris pour suivre le bon coup. Avant de sortir en puissance à quatre kilomètres du but, au sommet de la dernière côte menant au sommet d’Ans. Pour le général, l’attaque semblait trop juste, vu les écarts à creuser et les forces en présence au côté de Schumacher. Qu’importe : Gilbert tenait juste quelques secondes d’avance sur un peloton décimé.
Sa joie à l’arrivée, devant un public clairsemé mais survolté au passage du héros local, confirmait l’exploit du jour. « Je voulais absolument gagner cette étape. (…) Je gagne devant mon propre public. Ils étaient tellement nombreux sur le bord de la route », se réjouit le jeune Philippe Gilbert, encore frais au micro des journalistes présents. Une époque déjà différente : les conférences de presse pouvaient encore durer quelques dizaines de minutes, le podium paraissait moins contraignant pour les cyclistes concernés, la proximité était encore plus aisée. Une confirmation de l’évolution et de la professionnalisation d’un sport que Philippe Gilbert a également connues durant ces vingt dernières années.
4. 1re étape du Tour de France 2011
Cela fait désormais trois ans que je travaille en tant que journaliste indépendant, principalement pour le groupe Sudpresse. Après avoir suivi la campagne des classiques, la rédaction en chef me propose de suivre le championnat de Belgique, disputé à Hooglede-Gits, sur un parcours plat comme la main, avant de couvrir la première moitié du Tour de France, depuis la Vendée jusqu’à Saint-Flour. J’ai démarré ma carrière professionnelle à un moment rêvé pour tout journaliste cycliste : l’avènement d’une star locale. Un sportif régional qui enchaîne les performances, cela veut dire plus d’articles, plus de couverture médiatique, et donc plus de travail. J’ai donc pu suivre l’exceptionnelle campagne printanière de Philippe Gilbert, de la Flèche Brabançonne jusqu’à Liège-Bastogne-Liège. Et vu l’impact médiatique de chaque sortie du coureur liégeois, on m’envoie également sur le Tour de Belgique et le Ster Elektrotoer, deux courses par étapes que Gilbert utilise comme préparation en vue du Tour.
Le Ster Elektrotoer, qui proposait à l’époque comme étape-reine une journée autour du Barrage de La Gileppe, m’a particulièrement marqué : Philippe Gilbert était alors toujours en négociation entre une prolongation de contrat chez Lotto ou un départ vers l’équipe BMC qui lui faisait les yeux doux depuis deux ans. Ce qui a mené à une conférence de presse du coureur pour faire le point sur ses intentions futures, demandant à la presse de calmer le jeu à ce sujet. Philippe Gilbert était le centre de toutes les attentions, mais le Remoucastrien sait quand se montrer intransigeant. Voire cassant.
Après sa victoire au championnat de Belgique, attaquant Tom Boonen sur le seul passage pavé du circuit ultra-plat de Hooglede, le leader d’Omega Pharma-Lotto était annoncé comme le principal favori de la première étape du Tour de France, une semaine plus tard. Une étape taillée pour ses qualités explosives, avec l’arrivée placée au sommet du Mont des Alouettes, sur les hauteurs des Herbiers. Mais deux jours plus tôt, ce qui attirait tous les commentaires était… sa teinture de cheveux, en blond. Une envie particulière de l’intéressé et une proposition de sa coiffeuse, répondra-t-il. Mais aussi un souvenir, pour d’anciens journalistes, que cette teinture blonde était autrefois utilisée par Frank Vandenbroucke, Richard Virenque et d’autres pour éviter les tests antidopage capillaires. La polémique a pris tant d’ampleur que l’équipe Omega Pharma-Lotto a mené une conférence de presse pour le moins tendue avant le départ du Tour.
Cela n’a pas empêché Philippe Gilbert d’endosser son costume de favori dès la première étape vendéenne du Tour. Et de confirmer ce statut sur le Mont des Alouettes. Parfaitement placé par ses équipiers malgré un enchaînement de rond-points et de routes étroites qui ont mené quelques confrères au sol, Gilbert suivait patiemment la première offensive d’autres favoris, Alexandre Vinokourov, Thomas Voeckler et Fabian Cancellara, avant de placer une attaque explosive qu’aucun autre coureur ne pouvait suivre. Le maillot noir-jaune-rouge sur les épaules, il pouvait célébrer sa toute première (et seule) victoire sur le Tour, avec en prime les gains des maillots jaune, vert et à pois rouges. La Belgique ravive alors la Gilbert-mania. La suite d’une saison 2011 inimaginable. Et qui, hors des frontières, interroge certains. « Il est allé si loin durant cette saison que son corps a eu besoin d’un reset complet après cet été-là », confie pour sa part le manager d’Omega Pharma-Lotto à l’époque Marc Sergeant. Après ce succès sur le Tour, Gilbert va encore terminer deuxième de l’étape de SuperBesse, dans le Massif central, avant de gagner une étape de l’Eneco Tour, le GP de Québec et le GP de Wallonie. Suivra une déception sur le championnat du monde, à Geelong, après une attaque… trop tôt.
3. Liège-Bastogne-Liège 2011
Déjà double vainqueur du Tour de Lombardie, au sein d’une équipe Omega Pharma-Lotto totalement dédiée à sa cause, Philippe Gilbert aborde cette saison 2011 dans une atmosphère sereine. À 28 ans, le Remoucastrien sait qu’il arrive au pinacle de sa carrière, encore faut-il confirmer. Et il ne va pas tarder à prouver sa force du moment, avant même le printemps. Il fait le coup du kilomètre sur l’étape d’ouverture du Tour d’Algarve, avant de battre Alessandro Ballan et Damiano Cunego au sprint dans les rues de Sienne pour ajouter le Strade Bianche à son palmarès. Il s’offre l’étape des murs de Tirreno-Adriatico, une semaine plus tard. Puis vient Milan-Sanremo. À l’attaque sur le Poggio, dans le bon coup dans le dernier kilomètre, il est surpris au sprint par Matthew Goss et Fabian Cancellara… Certainement sa plus grande chance envolée sur la Classicissima, ce Monument qui lui a toujours échappé.
Bloqué dans les classiques printanières par une équipe Omega Pharma-Lotto miné par les chutes et problèmes mécaniques, mais aussi une sélection en-deçà des autres formations reines du peloton flandrien de l’époque, Philippe Gilbert se refera la cerise pour la suite du mois d’avril avec un quadruplé exceptionnel. Cela démarre par la Flèche Brabançonne, désormais installée à Overijse : suivant les offensives de Björn Leukemans sans difficulté, le Remoucastrien fait parler sa puissance au sprint au sommet du Schavei pour inscrire son nom au palmarès d’une classique idéale pour lancer la campagne ardennaise. Quatre jours plus tard, le scénario se répète, mais cette fois, Gilbert, déjà vainqueur au sommet du Cauberg l’an dernier, attend le pied de l’ultime ascension de l’épreuve néerlandaise, et même l’attaque de Joaquim Rodriguez pour déborder l’Espagnol et réaliser le doublé.
Les adjectifs manquent déjà pour décrire ce printemps exceptionnel. Et tous les titres, dont ceux du groupe Sudpresse pour lequel je travaille à l’époque, s’accordent pour placer Philippe Gilbert comme principal favori de Liège-Bastogne-Liège, une semaine plus tard. Personne n’imagine alors que le Remoucastrien peut enchaîner dès mercredi sur la Flèche Wallonne, dont le sommet sur le Mur de Huy apparaît trop abrupt pour ses qualités. « C’est une surprise pour moi. J’étais comme dans un stade », avouera-t-il également après avoir embrasé la foule dans les 100 derniers mètres de ce chemin des Chapelles qu’il venait de gravir en tête durant les derniers hectomètres. Après avoir laissé le contrôle de la course à l’équipe Katusha de Rodriguez, encore une fois, Gilbert avait en effet déposé l’Espagnol d’une attaque franche à 250 mètres du but pour enchaîner sa série victorieuse. Autant dire que l’effervescence était à son paroxysme à l’approche de Liège-Bastogne-Liège, SA classique à domicile.
Les médias enchaînent les articles et reportages à la gloire du local du moment. Je me souviens avoir compté des dizaines de milliers de signes durant cette semaine sainte pour le cyclisme wallon. Des reportages à Remouchamps, à Liège, dans les hôtels, chez les parents, auprès des supporters… Ce fut intense. Mais pas autant que pour « Phil » qui poursuivait son quadruplé avec une maîtrise parfaite. L’équipe Omega Pharma-Lotto contrôlait comme il fallait jusqu’à l’attaque des frères Schleck dès le pied de la côte de la Roche-aux-Faucons. Gilbert tentait bien de sortir les Luxembourgeois de sa roue au sommet de la Roche et dans la côte de Saint-Nicolas, mais la décision se faisait finalement au sprint. À l’avantage de Gilbert, encore une fois. Sur la ligne d’arrivée, la folie était encore plus impressionnante que sur la Flèche Wallonne. Le public criait, exultait, chantait. Je n’ai jamais connu pareille ambiance sur cette morne arrivée au sommet d’Ans. Et la journée ne faisait que commencer pour les journalistes couvrant l’événement. Je me souviens avoir terminé le travail aux petites heures, après un cahier spécial destiné à se souvenir de ce moment historique pour le cyclisme wallon. Six mois plus tard, le groupe Sudpresse sortait un cahier spécial de 40 pages autour de la saison 2011 de Philippe Gilbert. Avec reportages auprès de sa famille, de son entourage sportif, de ses proches… C’est l’une des réalisations dont je suis le plus fier aujourd’hui.
2. Paris-Roubaix 2019
Ne jamais sous-estimer le potentiel de Philippe Gilbert : cela reste un fil rouge tout au long de sa carrière. Son arrivée à la Quick Step lui a permis de se remettre dans un schéma victorieux, enchaînant des succès impressionnants sur le Tour des Flandres et l’Amstel Gold Race en 21017. Mais sa chute tout aussi impressionnante sur la 16e étape du Tour de France 2018, laissant sa rotule en miettes, a bien failli mettre sa carrière en pointillés. Pourtant, même à 36 ans, le Remoucastrien a de la ressource. De la ressource confirmée par sa victoire au GP d’Isbergues dès son retour dans le peloton. La campagne printanière de 2019 était toutefois plus rude, Philippe Gilbert confirmant une maladie qui a perturbé sa préparation : « Ce ne sera pas la dernière course de ma vie. D’autres épreuves se profilent, j’aurai encore ma chance ».
Dans les médias, les articles autour de Philippe Gilbert se raréfient, surtout après un nouvel abandon sur le Tour des Flandres. De mon côté, sur CyclismeRevue, je reste prudent quant à l’avenir du Remoucastrien et de sa campagne printanière. Paris-Roubaix s’annonce comme sa prochaine course, je l’inclus alors dans les outsiders potentiels, principalement en raison de son employeur, Deceuninck-Quick Step, habitué des surprises sur une course où la chance, l’expérience et la forme du jour sont des facteurs plus importants. Et en effet, à l’écran, le principal sociétaire de l’équipe belge qu’on découvre en tête de peloton, c’est bien un certain Philippe Gilbert. Parti à 60 kilomètres de l’arrivée, avec les Allemands Rüdiger Selig et Nils Politt, qui va le suivre jusqu’à l’arrivée, le vétéran belge profite de son expérience pour anticiper. Et de sa force endurante pour mettre ses adversaires dans le rouge. Avant de prendre les devants au sprint, dans le vélodrome de Roubaix. Un premier succès sur l’Enfer du Nord qui le rapproche du Grand Chelem dont il rêve depuis une dizaine d’années sur les cinq Monuments de la saison (Milan-Sanremo, Tour des Flandres, Paris-Roubaix, Liège-Bastogne-Liège et Tour de Lombardie).
Dans le vélodrome roubaisien, je sens encore les poils qui se hérissent, le coeur qui palpite, quand Philippe Gilbert entre avec Nils Politt pour ce dernier tour et demi qui doit déterminer le vainqueur de cette épreuve historique. Avec d’anciens collègues de Sudpresse et du Soir, proches du cycliste, on sait que le Belge est certainement le plus fort dans ce duo. Mais la tension reste intense à l’aube de cet ultime effort à mener jusqu’à la ligne. La joie incrédule du vainqueur du jour se ressent dans ses propos en conférence de presse : « J’ai toujours ce rêve fou de gagner tous les Monuments et je m’en rapproche, c’est dingue », répète-t-il. Malheureusement, les trois éditions suivantes de Milan-Sanremo n’ont pas souri au Remoucastrien, tantôt au service de Caleb Ewan, tantôt incapable physiquement de suivre les attaques explosives de ses cadets.
1. Championnat du monde 2012
Après sa saison 2011 inoubliable, le transfert de Philippe Gilbert au sein de la BMC, une équipe aux moyens conséquents, annonçait des performances tout aussi phénoménales. Au côté de Thor Hushovd et Cadel Evans, la saison nouvelle devait se tenir sous les meilleurs auspices. Mais comme l’a indiqué Marc Sergeant, 2011 a été si exigeant que Philippe Gilbert a mis du temps à se remettre dans le rythme. Mais le coureur pointe lui-même une autre raison : « Au Qatar, je rallongeais souvent avant et après l’étape. Je rentrais dans un cercle vicieux, car je m’entraînais davantage alors qu’il fallait prendre du repos mais je n’ai jamais eu cette mentalité. J’ai toujours voulu travailler davantage. Et quand c’est comme cela, on s’enterre de plus en plus », raconte-t-il dans son livre « Mon année arc-en-ciel ». En difficultés durant les classiques flandriennes, il se refait un peu la cerise lors de la semaine ardennaise avec une 6e place sur « son » Amstel Gold Race et une 3e place sur la Flèche Wallonne. Mais il reste bien loin de son meilleur niveau.
Gilbert avoue retrouver des sensations lors de la course sur route des Jeux Olympiques. Avant le Tour d’Espagne sur lequel il peut jouer sa carte d’attaquant comme il l’aime. Et ça ne manque pas : sur la 9e étape vers Barcelone, autour de la colline de Montjuic, il devance (encore) Joaquim Rodriguez, alors leader du classement général. « J’ai pu la préparer cette victoire. (…) Le travail payait enfin, je gagne dans un lieu mythique du cyclisme », se réjouit Gilbert, vainqueur à l’endroit même où Claudy Criquielion avait obtenu son titre mondial, 28 ans plus tôt. Le dernier Wallon en arc-en-ciel. Gilbert confiait démarrer ce Tour d’Espagne avec l’espoir d’obtenir une sélection pour le championnat du monde à Valkenburg. Cette première victoire confirmait sa présence dans le Limbourg néerlandais, la seconde, sur la 19e étape à La Lastrilla, le plaçait comme favori au titre mondial ! « Je retrouvais les mêmes sensations qu’en 2011, cette sorte de sécurité, de confiance absolue », lance-t-il avec joie dans son livre. Dans la presse de l’époque, on se réjouit en effet de cette sérénité retrouvée d’un homme qu’on pensait avoir usé en une saison seulement. Gilbert est bien un dur au mal, et malgré un printemps en berne, le revoici au sommet.
Les championnats du monde à Valkenburg constituaient également mes premiers Mondiaux en présentiel, en prime en tant que journaliste pour le groupe Sudpresse. Un honneur et une fierté pour le gamin qui rêvait un jour de couvrir le sport cycliste. Et j’ai senti la pression monter tout au long de cette semaine. La sélection avait été dévoilée une semaine avant, avec Gilbert et Tom Boonen en tant que leaders. Même si le Remoucastrien s’annonçait comme patron naturel vu ses succès à la Vuelta et sa proximité avec Remouchga
Et cette harmonie se confirmait tout au long de cette course pour le maillot irisé. Dimanche, dans le froid automnal, toute la sélection belge gérait parfaitement sa course sur le plan tactique pour mener Gilbert et Boonen dans les dix premières positions du peloton au pied du Cauberg, cette fois pointé à un peu plus d’un kilomètre de l’arrivée, déplacée par rapport à l’Amstel Gold Race. Qu’importe ces 1500 mètres supplémentaires, Gilbert plaçait son attaque décisive comme à son habitude sur la partie la plus raide. J’avoue avoir cogné de mon poing le plus serré la table en plastique qui servait de support à mon ordinateur, dans une salle de presse provisoire, sous tente, qui s’était réchauffée d’un coup à l’approche du peloton. Mon âme de supporter est sortie durant ces quelques minutes intenses, j’ai crié tant et plus quand le maillot bleu ciel du champion belge s’est placé à l’avant-plan, en danseuse. Alexandr Kolobnev, Alejandro Valverde… Personne ne parvenait à prendre la roue du leader belge, placé sur orbite. La mésentente parmi les poursuivants, au sommet du Cauberg, aidait également Philippe Gilbert dans sa quête de l’arc-en-ciel. À 300 mètres de la ligne, le Remoucastrien, encensé par une foule totalement acquise à sa cause, pouvait libérer ses émotions. Devant son fan club et sa famille, des centaines de personnes prêtes à le porter au sommet du podium, « Phil » est allé conquérir en ce 23 septembre 2012 le plus grand succès de sa carrière.
Je ne me souviens pas vraiment de son passage sur la ligne d’arrivée, tant l’excitation était à son comble. Et que le travail ne manquait évidemment pas. Un cahier spécial était commandé à la hâte, je me souviens avoir couru à tous les endroits possibles pour récupérer des réactions à tout-va, quitte à faire le tri par la suite. John Lelangue, patron de la BMC à l’époque, Jeannot Gilbert, son père, Anita, sa mère, Christian, son frère, ses équipiers qu’étaient alors Greg Van Avermaet, Dries Devenyns et Björn Leukemans,… On a tant et tant écrit sur ce sacre. Qui restera à mes yeux le plus grand souvenir d’une carrière cycliste à nul égal au niveau wallon. Et aujourd’hui, je me sens chanceux de pouvoir continuer à écrire sur ces exploits et sur ceux de ses successeurs annoncés, Remco Evenepoel en tête.