Primoz Roglic a attendu le bon moment pour vaincre la malédiction
Comme beaucoup, l’image de Primoz Roglic figé sur une pente à 15%, essayant tant bien que mal de remettre sa chaîne sur son plateau, a ravivé en moi des souvenirs malheureux pour le Slovène. Comment ne pas se remémorer ce contre-la-montre final de la Planche des Belles Filles, sur le Tour de France 2020, lors duquel Roglic a perdu le Tour de France sur un « jour sans », face à un Tadej Pogacar virevoltant ? La défaite était alors sportive. Son casque brinquebalant, sa mine déconfite, le regard vide de ses équipiers… L’image a marqué les esprits et depuis lors, les coups d’éclat du leader de la Jumbo-Visma n’ont pas suffi à lui décoller cette étiquette du perdant magnifique. Celui qui semble avoir tout en mains pour finalement manquer le Graal à la dernière minute. Sa défaite sur Paris-Nice 2021, après avoir pourtant remporté trois étapes puis connu deux chutes lors de la dernière journée de course, a ravivé cette légende. De même lors de son duel avec Remco Evenepoel sur le Tour d’Espagne 2022, un combat abruptement arrêté suite à un abandon… sur chute, après avoir tenté d’attaquer son rival belge sur un final vallonné.
Et pourtant, Primoz Roglic reste l’un des meilleurs spécialistes des courses par étapes de sa génération. Le Slovène arrivait sur ce Tour d’Italie avec deux victoires de prestige sur Tirreno-Adriatico (avec trois étapes en prime) et sur le Tour de Catalogne (avec deux étapes, au bout d’un superbe duel avec Remco Evenepoel). Sur les dix-sept dernières courses par étapes du WorldTour qu’il a disputé, il en a remporté… douze ! Sur les cinq derniers Grands Tours terminés, il s’est imposé… à quatre reprises. Les statistiques le confirment : quand il ne tombe pas ou ne connaît pas de problème de santé, le Slovène est intouchable. Son annonce en début de saison qu’il visait plutôt le Tour d’Italie promettait donc une bagarre intense face à Remco Evenepoel et d’autres spécialistes de la grimpée. Encore fallait-il éviter les drames.
Cela démarrait mal avec la multitude de forfaits annoncés au sein de la Jumbo-Visma en prélude à ce Giro : Robert Gesink, Tobias Foss, Jos van Emden, touchés par le Covid-19, puis Jan Tratnik, victime d’une chute à l’entraînement. Mais comme à l’accoutumée depuis son abandon sur la dernière Vuelta, Primoz Roglic a joué la carte de la discrétion. Pas question de s’inquiéter ou de donner un mauvais signal au public et ses adversaires : le coureur de 33 ans a désormais l’expérience des déceptions et des jugements hâtifs. Les trois semaines sont longues. Encore plus en Italie où le parcours, la météo, la maladie peuvent tous user des favoris qui semblaient jusque-là en voie pour le maillot rose.
La perte d’une quarantaine de secondes sur l’intenable Remco Evenepoel dès le contre-la-montre inaugural avait donné l’impression d’une nouvelle déconvenue à venir. Il n’en était pourtant rien : tout au long de ces trois semaines, Roglic est resté calme et discret. S’il s’est découvert, c’est en sachant qu’il pouvait mettre à mal la domination de ses rivaux. Sur les hauts pourcentages vers Fossombrone, il a fait craquer Evenepoel et repris du temps avec Geraint Thomas et Tao Geoghegan Hart (INEOS Grenadiers). Il a encore tenté sur les derniers lacets de Val di Zoldo ou des Tre Cime di Lavaredo, mais il n’était jamais prévu de jouer la carte du panache vu le programme copieux attendu en troisième semaine. Un parcours qui a quelque peu anesthésié la course au maillot rose. Et même quand il ne se sentait pas au mieux, le Slovène faisait le gros dos et résistait tant bien que mal. Sur le Monte Bondone, malgré l’attaque de João Almeida (UAE Team Emirates) et Thomas à plus de deux kilomètres du sommet, Roglic n’a finalement perdu que 25 secondes, un décompte bien maigre pour quelqu’un en difficulté.
Face à ces profils toujours plus rudes et des adversaires peu connus pour leur sens de l’offensive, le triple vainqueur de la Vuelta avait cette fois décidé d’éviter l’attaque à outrance pour maintenir le suspense jusqu’au dernier instant. Comme s’il savait que cela allait se jouer à la seconde. Tout allait en effet se jouer sur ce contre-la-montre sur les terribles pentes du Monte Lussari (près de 5 km à plus de 15% de moyenne). Un effort court et intense, à près de 20 km/h de moyenne, que Roglic entamait avec la plus grande confiance, malgré les 24 secondes de débours sur Thomas. Le regard et la position n’avaient rien à voir avec le souvenir délicat de la Planche des Belles Filles. Le public était en prime à ses côtés. À la frontière slovène, le public local sortait les drapeaux blanc bleu rouge, pour rêver d’un premier sacre d’un compatriote sur le Giro.
Ce saut de chaîne à trois kilomètres du sommet a bien failli relancer la légende d’une malédiction entourant Primoz Roglic. Le Slovène a perdu une quinzaine de secondes dans l’affaire, mais après avoir été poussé par son directeur sportif et son… ancien équipier de saut à skis, Mitja Meznar, présent dans le public pour soutenir son ami, Roglic a poursuivi avec rage les derniers kilomètres de ce chrono pour finalement détrôner Geraint Thomas. Pour 14 secondes, le quatrième écart le plus mince de l’histoire du Tour d’Italie, il s’offre son quatrième Grand Tour. À 33 ans, Primoz Roglic profite enfin de son expérience pour garnir son palmarès.
« Même dans l’adversité, il revient toujours plus fort. C’est Primoz, on sait qu’il allait finir fort. Il a finalement réussi », réagit son équipier Sepp Kuss, au micro d’Eurosport. « On savait que Primoz voulait choisir ses moments pour attaquer. C’est toujours un risque d’attendre jusqu’au dernier moment. Mais sur un contre-la-montre aussi dur, il savait qu’il pouvait faire la différence. » Une confirmation que la stratégie de l’attentisme était finalement la meilleure dans le contexte actuel. La situation aurait pu être différente avec Evenepoel toujours présent. Mais Roglic a su s’adapter pour s’offrir le sacre à Rome. Certes, pas de la manière la plus spectaculaire, mais la plus efficace.
Geraint Thomas fait de la résistance
Sérénité et pragmatisme, voilà qui ce qui peut caractériser Geraint Thomas au terme de ce Tour d’Italie qui s’est transformé en montagnes russes pour le vétéran gallois. À 37 ans, malgré sa troisième place sur le dernier Tour de France, le coureur britannique semblait cantonner pour la fin de sa carrière à un rôle d’équipier de luxe pour la jeune garde d’INEOS Grenadiers tels Tao Geoghegan Hart, Pavel Sivakov, Egan Bernal… Et puis, au fil des étapes, le coureur aux lunettes blanches a confirmé qu’il avait encore de la ressource pour jouer des coudes avec les candidats au maillot rose. Prompt à suivre Roglic vers Fossombrone, dans la même seconde qu’Evenepoel sur le deuxième contre-la-montre de ce Giro, en verve sur les plus hauts sommets de ce Tour d’Italie… Thomas a en outre dû gérer les abandons de Tao Geoghgan Hart, Pavel Sivakov, Filippo Ganna, sur chute ou sur maladie. La preuve que la malchance peut rapidement se retourner sur trois semaines.
« Si on m’avait dit en février ou en mars que j’allais finir 2e du Tour d’Italie, je n’y aurais pas cru », explique celui qui devient le troisième coureur le plus âgé sur un podium du Giro. « Avec tout ce qu’il s’est passé en début de saison, je peux être très fier de ce que j’ai réalisé », confie le Gallois, toujours souriant à l’arrivée de cette épreuve, malgré cette place de dauphin récupérée à la dernière minute. Pavel Sivakov l’a toutefois confié à Eurosport : « Geraint était co-leader avec Tao Geoghegan Hart. L’objectif était de pouvoir faire mal sur deux fronts ». Finalement, il n’en restait plus qu’un à mi-course. Mais Thomas a joué de son expérience, d’une grande condition et d’une course moins offensive qu’à l’accoutumée pour se faire sa place aux avant-postes. Cela a finalement tenu jusqu’au Monte Lussari.
Sur cet ultime contre-la-montre, sur lequel il a concédé 40 secondes à Primoz Roglic, Geraint Thomas ne lâchait aucun regret : « J’ai senti à la moitié de la montée que mes jambes étaient en train de lâcher. Je n’avais pus de forces dans le final. (…) Je n’ai aucune excuse. Cela aurait été pire de perdre si cela avait été pour une ou deux secondes… Au moins, là, je me suis fait détruire ! », admet-il dans son style habituel.
Dès le lendemain, dans les rues de Rome, Geraint Thomas s’est tout de même fait plaisir. S’il n’a pas attaqué Primoz Roglic pour quelques bonifications qui n’auraient de toute façon pas corrigé le classement, le Gallois est revenu dans les deux derniers kilomètres en tête de peloton, a posé son regard sur Mark Cavendish et Luis Leon Sanchez (Astana Qazaqstan Team) pour que ces derniers suivent sa roue. Un dernier cadeau de « G » au « Cav », les deux anciens pistards qui étaient entrés la même année au sein du programme de formation britannique. La victoire de Cavendish à l’arrivée de cette dernière étape ne pouvait qu’offrir un large sourire à Thomas, deuxième de ce Giro sur lequel il a connu tant de mésaventures par le passé. S’il n’a pu décrocher un deuxième Grand Tour, le Britannique peut se réjouir de la manière avec laquelle il a mené sa barque durant ces trois semaines en Italie.
Thibaut Pinot, pour une dernière danse
Une dernière saison, cela peut être vu comme une séquence d’adieu, avec la tristesse et la nostalgie qui vont avec. D’autres font de cette ultime année professionnelle l’occasion de vivre des derniers rêves, de pointer les objectifs manqués. Pas forcément ceux imaginés par le public, plutôt ceux qui font renaître la passion. Thibaut Pinot avait annoncé de longue date que malgré son abandon douloureux sur le Tour d’Italie 2018, il comptait revenir sur le Giro pour célébrer avec ce public italien qui admire le panache. Objectif ? Une victoire d’étape, on verra ensuite. Malheureusement, en raison d’une agressivité exacerbée face à un adversaire collant aux basques du côté de Crans Montana, puis d’un sprint lancé trop tôt face au champion d’Italie en personne du côté de Val di Zoldo, le Franc-Comtois a finalement enchaîné les deuxièmes places. Ses échappées lui ont au moins permis d’obtenir le maillot bleu de meilleur grimpeur, son premier depuis le Tour de Romandie… 2010. Ainsi qu’une cinquième place bien méritée au classement général vu ses efforts offensifs.
« Ça a toujours été un rêve de monter sur le podium final du Giro. Ça ne sera pas le podium du classement général, mais ça reste une belle image », confiait-il à L’Équipe au soir de sa nouvelle deuxième place face à Filippo Zana. Surtout vu l’esprit affiché durant ces trois semaines. Dès les premiers jours de course, Pinot s’est montré à l’avant, avouant un sentiment globalement positif dans ce peloton, sur ces routes. Loin de toute pression de classement, et ce, malgré les nombreux messages de soutien dans les médias ou sur les réseaux sociaux qui semblaient rappeler au Français qu’ils attendent beaucoup de ces trois semaines.
Finalement, Thibaut Pinot a fait ce qu’il fait de mieux : attaquer. Sans toutefois parvenir à viser juste sur le plan de l’étape, toujours bloqué par des grimpeurs plus explosifs dans les sprints. Le Français espérait pourtant bien filer en solitaire sur ces pentes difficiles. Il est à chaque fois tombé sur des grimpeurs efficaces. Face à ce généreux de l’effort, il fallait attendre les derniers hectomètres pour l’user au sprint. Au grand dam d’un public français qui espérait bien voir Thibaut Pinot lever les bras pour son dernier Giro. Alors peut-être sera-ce pour la prochaine course ? Sur ce Tour de France qui l’a également mené à tant de déconvenues et tant d’émotions à la fois ? Le rendez-vous en juillet est déjà pris. Pour une étape, ou plus.
Jonathan Milan, le nouveau sprinter de la Botte ?
Une victoire, quatre deuxièmes places et le classement par points avec une large avance sur tous ses adversaires du sprint : il serait difficile de parler d’un Giro en mode mineur pour l’Italien Jonathan Milan (Bahrain Victorious). À 22 ans, le spécialiste de la poursuite s’est mué en spécialiste de l’emballage massif, lui qui, avant son premier Giro, ne comptait que trois succès professionnels. Mais le grand coureur de Carnie, aux abords de l’Autriche et de la Slovénie, a pris une nouvelle envergure grâce à ses sprints longs qui en ont surpris plus d’un. Même s’il n’était pas le souvent le mieux placé, Milan avait la capacité à tenir sa vitesse maximale 100 à 150 mètres de plus que ses adversaires. Sur une longue ligne droite, l’Italien était tout simplement imbattable. Et même dans la montagne, il n’a montré aucun signe de fatigue qui aurait pu le conduire à une position hors délai.
« J’ai senti que je n’étais plus très frais ces derniers jours. Mais j’ai beaucoup souffert quand même. Heureusement, la condition était bonne. Mon seul objectif était d’atteindre Rome pour ramener ce maillot cyclamen », confie Jonathan Milan, qui a même profité des derniers mètres du contre-la-montre du Monte Lussari pour réclamer les vivats de la foule italo-slovène.
Les mauvaises langues diront que le plateau des sprinters de ce Tour d’Italie n’était pas bien impressionnant et que les meilleurs spécialistes de la discipline ont préféré éviter l’Italie, à l’image de Fabio Jakobsen, Jasper Philipsen, Dylan Groenewegen, Caleb Ewan, Sam Bennett… qu’on retrouvera sûrement sur le Tour de France. Mais face aux expérimentés Mads Pedersen, Michael Matthews, Mark Cavendish, Pascal Ackermann ou Fernando Gaviria, Jonathan Milan a fait bonne figure et surtout confirmé une certaine tranquillité dans sa chasse aux points. Dans l’échappée quand il fallait, dans les sprints quand il fallait…
Avec un bon train de sprinters, le poursuiteur italien peut devenir un redoutable spécialiste dans les années qui viennent. Car malgré toute l’expérience d’Andrea Pasqualon et Jasha Sütterlin, les deux solides rouleurs ont semblé bien seuls pour pousser Milan à son meilleur niveau.
Ilan Van Wilder et Laurens De Plus ont rempli leur rôle, Remco Evenepoel a manqué
Deux semaines après, il y a toujours ces regrets. Et si Remco Evenepoel n’avait pas contracté le Covid-19 ? Et s’il avait pu poursuivre ce Giro à son meilleur niveau face aux Roglic, Thomas, Almeida… ? Le champion du monde a seulement repris les entraînements jeudi dernier, confirmant que son infection n’avait rien d’un simple rhume. Le coureur de Schepdaal a bien souffert, et doit désormais retrouver le rythme pour poursuivre sa deuxième partie de saison, avec le maillot arc-en-ciel comme horizon. Mais pour beaucoup, ce Giro laissera beaucoup de regrets, tant la course aurait été différente avec un tel attaquant dans le peloton des favoris.
L’heure des scenarii imaginés est toutefois révolue. Et sur ce Tour d’Italie, d’autres Belges ont finalement tenté de briller à leur manière, en l’absence du champion du monde. Chez Soudal Quick Step, ils n’étaient rapidement plus que… deux pour assurer la fin de l’épreuve. Parmi lesquels Ilan Van Wilder, passé de dernière rampe de lancement d’Evenepoel à chasseur d’étapes et de Top 10. Le grimpeur de 23 ans a finalement tenu son rang pour terminer douzième, à un peu moins de douze minutes du vainqueur, soit quasiment le même retard qu’au premier jour de repos. « Ce soir, je n’en ai juste rien à faire, et manger ce que je veux. Et demain, profiter », disait le coureur belge au micro de la VRT au soir du contre-la-montre de Monte Lussari. Logique après ces trois semaines intenses émotionnellement…
Cette place d’Ilan Van Wilder confirme en tout cas que le Brabançon pourrait lui-même être leader sur un Grand Tour s’il se prépare spécifiquement pour cet objectif et obtient le soutien de son équipe. Bon dans la montagne, assez bon sur les contre-la-montre, il semblait capable d’obtenir un Top 10 sur un parcours aussi difficile que celui de ce Giro.
L’autre Belge qui a marqué ce Giro se nomme Laurens De Plus. Revenu de loin après de multiples chutes qui ont pourri ses trois dernières saisons, le grimpeur alostois a cette fois évité tous les pépins pour être d’une aide incommensurable pour Geraint Thomas. Toujours en place avec Thymen Arensman dans les derniers kilomètres d’un haut sommet, le coureur de 26 ans n’a quasiment jamais plié. À tel point qu’il en obtient une dixième place inattendue pour un équipier de luxe. Même s’il répète à qui le veut que cette position n’est qu’un bonus supplémentaire de son travail entièrement dédié au leader d’INEOS Grenadiers. De Plus semble, pour sa part, avoir décidé d’embrasser sa carrière d’aide de camp de grimpeurs capables de gagner les Grands Tours. Un talent belge au service des meilleurs. Il reste désormais à espérer, pour le Brabançon, un avenir sans pépin.
Les résultats complets de la 106e édition du Tour d’Italie :
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